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Leakimedia : le self-service du « cumtributes » et des deepfakes pornographiques

EN UN COUP D’OEIL

  • Deepfake porn sur commande : Leakimedia permet à des anonymes de créer et partager des images sexuelles truquées de femmes, souvent sans leur consentement.
  • Une impunité inquiétante : Malgré une loi récente, les autorités peinent à faire fermer le site, hébergé à l’étranger et massivement fréquenté.
  • Un fléau systémique : Associations et victimes dénoncent l’explosion des cyberviolences sexistes et le vide abyssal en matière de moyens de lutte.
C’est un site comme il en existe malheureusement des centaines en ligne, un self-service du deepfake pornographique où les utilisateurs peuvent « commander»  » des images pornographiques sur-mesure. Produites grâce à des IA génératives, celles-ci volent l’identité de femmes publiques mais aussi d’inconnues. 

« Vous pouvez mettre des photos des meufs du Hainaut que vous baisé (sic) personnellement […] montrez vos meilleures chiennes », annonce un utilisateur sur Leakimédia. Quand Hajar Outaik, la cofondatrice de l’association de lutte contre les cyberviolences sexistes StopFisha, découvre la plateforme, elle n’en revient pas. « C’est l’intersection entre un forum 18-25 de Jeuxvideo.com et un site pornographique », lâche la militante, dégoûtée. Leakimedia est un espace en ligne qui ressemble au tristement célèbre Coco.fr, un site depuis interdit, notamment depuis que l’affaire Pelicot, qui a révélé qu’il a été utilisé par Dominique Pelicot pour publier des annonces afin de « recruter » les violeurs de sa femme. Créés en 2021, les contenus de cette place de marché en ligne donnent rapidement la nausée. Quand certains hommes y exhibent des « tribs » ou « cumtributes », c’est-à-dire des photos de femmes recouvertes de sperme, d’autres font des « demandes » de photos érotiques de leurs stars préférées, voire de femmes croisées dans leur propre ville.

Le site semble populaire auprès des internautes. Sur X, il est possible d’exhumer des références à Leakimedia qui remontent à sa création, il y a quatre ans. En dépit de signalements multiples, le site n’est pas, pour le moment, dans le viseur des autorités. Pourtant, il répertorie encore des photos pornographiques ayant fait l’objet de signalements de la part d’utilisatrices.

« Elle mérite de se faire recouvrir de sperme »

Le nom même du site en capture son essence : la possibilité de « leak », donc de faire fuiter des contenus, pornographiques, d’abord diffusés sur Mym ou OnlyFans. Ce sont d’ailleurs des travailleuses du sexe qui donnent l’alerte à l’association StopFisha : rien qu’au mois de mars, l’association décompte 10 signalements de victimes, dont 3 émanant d’anciennes ou actuelles travailleuses du sexe qui ont vu leur contenu fuiter en ligne. L’une était mineure au moment des faits. C’est avec ce signalement que l’association découvrira l’ampleur des contenus de pornodivulgation et de deepfakes pornographiques présents sur le site. 

Plonger dans les différents forums de Leakimedia, c’est découvrir des milliers de thèmes et de demandes de photos pornographiques plus ou moins explicites. Certains collectent des captures d’écran des décolletés, fesses et pieds de leur streameuse préférée, tandis que d’autres demandent de poster des photos de femmes de leur ville. Les utilisateurs, quasi exclusivement des hommes, demandent si quelqu’un « aurait quelque chose sur l’une de ces Rochelaises » (habitante de La Rochelle, NDLR), ou invitent à partager des photos dénudées « sur la CPE du lycée » ou de « filles 18-25 ». Ou bien donnent en pâture des images de leurs amies, camarades de classe, parfois très jeunes. Le site mise aussi sur l’exotisation et la fétichisation des femmes voilées et des « beurettes », terme misogyne et raciste pour désigner les femmes maghrébines.  

Explosion des sites de partage de deepfakes pornographiques

En quelques années, le nombre de plateformes de partage de deepfakes pornographiques a explosé. Certains y montrent leur cousine, ou bien partagent des deepfakes plus ou moins réalistes de créatrices de contenu, comme la vidéaste Maghla, la chanteuse Angèle, la journaliste Salomé Saqué ou encore l’actrice Adèle Exarchopoulos… Les femmes politiques ne sont pas en reste. On peut ainsi y échanger des images de Mathilde Panot (LFI) ou Marion Maréchal Le Pen (ex-Reconquête) dénudées. « Elle mérite de se faire recouvrir de sperme », précise l’un des membres de Leakimedia, en parlant d’une femme politique. « Le montage pornographique existe depuis toujours, mais les deepfakes, c’est assez récent, note Laure Salmona, de l’association FeministesVsCyberharcèlement. Depuis 2023, ça a pris une grosse ampleur ». Selon une étude de l’entreprise Deeptrace datant 2019, 96 % des deepfakes sont consacrés à la « pornographie non consensuelle ». 

Elisa, 25 ans, une streameuse spécialisée dans le gaming, a vu des photos d’elle être partagées sur Leakimedia, début 2024. « De simples photos que j’avais déjà postées, rien de pornographique », explique-t-elle. Des zooms sur son décolleté ou ses fesses. « Dans un premier temps, j’ai été scandalisée. Puis j’ai abandonné l’idée de faire disparaître ces photos du site. J’ai fait un signalement à Pharos (unité de signalement des contenus illicites en ligne, NDLR), mais un gendarme m’a expliqué qu’ils ne pouvaient rien faire », se désole-t-elle. 

Mais que fait la justice ?

« En France, on a la chance d’avoir une loi depuis mai 2024, qui punit la création de deepfakes pornographiques, constate Laure Salmona. Avant de souligner que le problème réside souvent dans l’absence de moyens financiers pour les appliquer ». Alertée par plusieurs victimes, l’association StopFisha récolte actuellement des preuves au sujet du site Leakimedia, en vue d’un dépôt de plainte collectif avec Point de Contact, une association historique de lutte contre les contenus illégaux et violents en ligne. 

Du côté de Pharos, la plateforme gouvernementale de signalement des contenus et comportements illicites en ligne, ce n’est guère mieux. Malgré de nombreux signalements, rien n’est fait. En cause, la localisation du site à l’étranger, mais aussi le manque de moyens financiers et humains, y compris face aux contenus pédopornographiques, malgré beaucoup de signalements. « À ce jour, il n’est pas possible pour l’OFMIN (une institution chargée de lutter contre les violences faites aux mineurs, NDLR) de quantifier les contenus générés par l’IA, ainsi que leur proportion par rapport aux autres contenus », nous indique Pharos. Depuis le 21 mai 2024, la loi interdit la « création de deepfakes par l’ajout de contenus générés par un algorithme » et considère la création de deepfakes à caractère sexuel comme un délit.

En dépit de l’absence de modération, le site possède toutefois un règlement. « Interdiction de faire des demandes de cumtribute. Interdiction de publier des contenus pédophiles, impliquant des mineurs, zoophiles, scatophiles, ou nécrophiles. Interdiction de publier des photos ou vidéos intimes de proches ou de personnes d’un département, ville, région, Vinted », précise la charte. Contactée par Synth, l’équipe de Leakimedia n’a pas donné suite aux demandes de précisions quant à ses pratiques de modération. Sans surprise, Leakimédia ne respecte aucune mention légale, ne dispose pas de conditions générales d’utilisation, et est enregistré… aux Bahamas.

Puits sans fond

« Dans l’immédiat, on ne peut rien faire pour les victimes, c’est un puits sans fond », soupire Hajar de StopFisha. Le site affiche en moyenne 5000 visiteurs connectés chaque jour, et plus de 19 000 personnes suivent leur canal Telegram, destiné à obtenir des informations sur le site en cas de problème technique. « Cela perpétue la croyance que les cyberviolences n’ont pas de vraies conséquences, notamment dans un espace immatériel comme Internet. Il y a un manque de formation des forces de l’ordre et des professionnels de la justice sur ce sujet. Le temps de la justice est long, et les victimes ont besoin qu’on agisse tout de suite » dénonce Laure Salmona. 

« Leakimedia n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. On sait qu’il y a plein d’autres sites dans ce genre », ajoute Hajar Outaik de StopFisha. Même si la plateforme venait à être interdite, les fans de « leaks » et auteurs de cyberviolences trouveraient d’autres plateformes pour partager leurs contenus à caractère pornographique en toute impunité. À bien des égards, contrôler la propagation des violences sexuelles en ligne relève donc d’une tâche de Sisyphe. 

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