Derrière les déclarations fracassantes de l'administration Trump se dessine l'ombre d'un penseur méconnu du grand public : Curtis Yarvin. Ce blogueur de 51 ans, ingénieur informaticien devenu gourou des "Lumières sombres", façonne discrètement l'imaginaire politique d'une galaxie conservatrice qui rêve d'en finir avec la démocratie. De la Silicon Valley aux couloirs du pouvoir washingtonien, ses idées néo-réactionnaires trouvent un écho troublant dans les cercles trumpistes les plus influents.
C’est probablement cette anecdote livrée dans une interview donnée au New York Times en janvier dernier que Curtis Yarvin dévoile sa vision morbide de la démocratie. Lors d’un échange avec son fils, scolarisé dans une école progressiste de San Francisco, Yarvin évoque l’élection de Trump, et lui confie que si quoi que ce soit dans le monde réel devait changer au cours des quatre prochaines années suite à cette élection, il en serait surpris 1 . Un regard désabusé sur la capacité de l’état à changer quoi ce soit qui révèle le fond de la pensée de Yarvin : il faut un « reboot » complet du système politique américain.
Curtis Yarvin émerge dans l’écosystème intellectuel américain conservateur en 2007 sous le pseudonyme de Mencius Moldbug. Un nom de scène inspiré (ironniquement) par le philosophe chinois Meng Zi et une variation de « goldbug », un terme désignant les obsédés de l’étalon or. Sur son blog Unqualified Reservations, il développe progressivement le corpus théorique de la « néo-réaction », baptisée plus tard Dark Enlightenment par le philosophe accélérationniste 2 britannique Nick Land.
Sa grille d’analyse repose sur un constat radical : les institutions démocratiques occidentales constituent une imposture. Dans cette optique, ce qu’il nomme « la Cathédrale », un réseau informel composé d’universités, de médias mainstream, de la bureaucratie fédérale et des ONG progressistes, exercerait le véritable pouvoir, manipulant l’opinion publique tout en maintenant l’illusion démocratique. Cette vision trouve des échos troublants dans les attaques répétées de Trump contre les médias et ce qu’il qualifie d’« État profond » 3.
La solution de Yarvin ? Tout simplement remplacer la démocratie qu’il juge « inefficace et destructrice » par un système néo-caméraliste inspiré de la Prusse frédéricienne, où une royauté issue des rangs du capital dirigerait l’État comme une start-up. « Vous pourriez prendre n’importe quel PDG du Fortune 500 et le mettre à la tête de Washington, vous obtiendriez quelque chose de bien meilleur », affirme d’ailleurs Yarvin dans l’interview du New York Times.
L’influence tentaculaire dans l’écosystème trumpiste
L’ascendant de Yarvin sur les cercles conservateurs dépasse largement le cercle des initiés. J.D. Vance, aujourd’hui vice-président, cite explicitement ses idées de « dé-wokification » et déclare dans un podcast de 2021 qu’il faut « accepter que le système va s’effondrer » 4. Cette influence s’étend aux Tech Bro’s, les milliardaires qui font la pluie et le beau temps dans la Silicon Valley. Peter Thiel, qui a investi dans sa start-up Urbit, qualifie d’ailleurs Yarvin d’« historien intéressant », tandis que Marc Andreessen, un autre réactionnaire de la tech, reçoit directement ses analyses politiques.
Plus inquiétant encore, Michael Anton, désormais directeur de la planification politique au département d’État et qui s’est illustré à travers différent textes repris par l’alt-right américaine, a développé avec Yarvin une stratégie concrète de prise de pouvoir autoritaire. Dans un podcast de 2021, Yarvin détaille un plan en plusieurs étapes : remporter une élection sur un programme ouvertement autocratique, déclarer immédiatement l’état d’urgence, purger la fonction publique (un concept dont l’acronyme RAGE pour Retire All Government Employees, trahi bien la violence), ignorer les décisions judiciaires contraires aux décisions politiques et mobiliser la base populiste contre les opposants récalcitrants.
Cette feuille de route extrême, particulièrement appréciée de la droite radicale et faciste, trouve des échos saisissants dans les premières mesures de Trump : attaques juridiques contre les médias avec des procès contre CBS, ABC et le Des Moines Register, promesses de réduction drastique de l’administration fédérale via le DOGE d’Elon Musk, et instrumentalisation de la base MAGA contre les républicains dissidents comme Joni Ernst, la sénatrice de l’Iowa qui s’est opposée à la nomination de Pete Hegseth comme secrétaire à la défense.
Quand la fiction rattrape la réalité politique
L’originalité de Curtis Yarvin repose dans sa capacité à empaqueter des idées réactionnaires classiques dans un narratif techno dingo futuriste séduisant pour les élites numériques de la Vallée. Ses références oscillent entre Aristote et The Matrix, Julius Evola et Star Wars 5. Le blogueur se surnomme d’ailleurs le « seigneur sith » des néo-réactionnaires. Cette hybridation culturelle explique en partie son succès auprès d’une génération d’entrepreneurs technologiques désillusionnés par les institutions traditionnelles.
Derrière ces théories se cachent des propositions autoritaires assumées. Yarvin n’hésite pas à justifier l’enfermement des « membres non productifs » de la société dans des espaces virtuels. Il n’hésite pas non plus à relativiser les crimes du passé, comparant notamment Anders Breivik, terroriste néonazi condamné à la prison à vie pour le meurtre de 77 personnes sur l’île d’Utoya en Norvège, à Nelson Mandela, champion de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et ancien président, ou questionnant les bénéfices de l’abolition de l’esclavage 6.
Cette pensée néo-fasciste dessine les contours d’un futur dystopique où les oligarques de la tech américaine exerceraient, grâce aux outils de la technologique numérique, un pouvoir sans limite sur des populations réduites au statut de « clients » d’un État-entreprise. Un projet d’autant plus inquiétant qu’il trouve aujourd’hui une traduction concrète dans les couloirs du pouvoir américain.
L’influence croissante de Curtis Yarvin au sein de l’administration Trump et notamment de J.D Vance, le Vice Président qui sera probablement candidat (sauf accident) à la présidence en 2028, pose une question fondamentale : jusqu’où l’Amérique de Trump est-elle prête à sacrifier ses institutions démocratiques sur l’autel d’un régime dont le barycentre se situe entre technolibertarianisme autoritaire et une vision chrétienne-nationaliste ?
- Curtis Yarvin Says Democracy Is Done. Powerful Conservatives Are Listening, New York Times, janvier 2025 ↩︎
- L’accélérationnisme désigne un courant politique qui affirme que seule une intensification du capitalisme et des dynamiques qui lui sont historiquement liées, plutôt que leur renversement, peut susciter une transformation radicale de la société ↩︎
- L’état profond est un terme répendu dans les cercles complotistes qui veut qu’un pouvoir caché, indétectable, s’est emparé des institutions pour un appliquer un agenda politique secret ↩︎
- He’s anti-democracy and pro-Trump, The Guardian, décembre 2024 ↩︎
- «Se préparer à l’Empire» : Curtis Yarvin, prophète des Lumières noires, Le Grand Continent, 21 janvier 2021 ↩︎
- Curtis Yarvin, la néoréaction au cœur du projet trumpiste, CEVIPOF Sciences Po, mars 2025 ↩︎