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Quinn Slobodian

Mutation du néolibéralisme et capitalisme sans démocratie : entretien avec Quinn Slobodian

EN UN COUP D’OEIL

  • Zones économiques spéciales : le monde compte aujourd’hui plus de 5400 nouvelles entités, zones économiques spéciales, paradis fiscaux, technopoles, hubs d’innovation et cités-États autonomes.
  • Capitalisme de perforation : ce patchwork d’arrangements économiques et politiques à petite échelle privatise et ronge la société de l’intérieur.
  • Utopie libertarienne : ces espaces sont le reflet des aspirations politiques de la Nouvelle Droite Tech qui entend faire advenir un capitalisme sans démocratie.
Historien des idées canadien, Quinn Slobodian est l’une des figures de la gauche nord-américaine. Auteur d’une trilogie d’ouvrages sur les mutations du néolibéralisme entamée avec Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Seuil, 2022), il vient de faire paraître en français Le capitalisme de l'Apocalypse ou le rêve d'un monde sans démocratie (Seuil, 2024). Cet opus intermédiaire retrace les expérimentations libertariennes d'une élite qui entend fragmenter et refaçonner le monde sur le modèle des zones économiques spéciales. Le troisième volet de cette série est consacré au « bâtards de Hayek » (Hayek’s Bastards, Princeton University Press, 2024), soit les descendants d'un penseur-clé pour comprendre l'inquiétante actualité.

Nastasia Hadjadji : La Nouvelle Droite Tech abhorre l’État social, jugé obèse et inefficace, et entend s’émanciper de la démocratie. D’où vient la vision de ces « radicaux du marché » que vous étudiez dans votre essai ?

Quinn Slobodian : Cette vision repose sur l’idée selon laquelle un pays devrait être géré comme une startup, c’est-à-dire en suivant un modèle entrepreneurial avec des coûts de fonctionnement réduits, peu d’obligations envers les citoyens ainsi que la capacité à modifier radicalement la direction du pays du jour au lendemain. Mais les pays ne sont pas des entreprises, ils sont vastes, les populations sont diversifiées et les citoyens ont des visions différentes de leur avenir, en tout cas dans les systèmes démocratiques.

Pour eux, le défi des élites technologiques d’aujourd’hui est de réformer les États-nations traditionnels en les transformant en entités agiles et adaptables. C’est la raison pour laquelle les radicaux du marché sont fascinés par les styles de gouvernance de Hong Kong, Singapour et plus récemment Dubaï, car ces pays ont réussi à s’insérer dans le capitalisme global en contournant la démocratie, que certains néolibéraux radicaux considèrent comme un obstacle.

Le livre commence à un moment surprenant de la fin des années 1970, où deux figures que tout opposent tombent simultanément sous le charme de Hong Kong. D’un côté, Milton Friedman, qui ouvre son série documentaire “Free to Choose” en présentant Hong Kong comme un paradis du capitalisme, exempt des “entraves” de la démocratie. De l’autre, Deng Xiaoping, qui va s’inspirer de Hong Kong pour réformer l’économie chinoise en multipliant les zones économiques spéciales. Dans les décennies suivantes, ce modèle sera répliqué à Singapour, Taïwan et en Corée du Sud, dessinant une alternative aux États-providence occidentaux.

Nastasia Hadjadji : Dubaï s’inscrit-il dans cette continuité ?

Quinn Slobodian : Oui, mais de manière encore plus extrême. Dubaï a su exploiter plusieurs dynamiques du capitalisme global. D’un côté, c’est une zone franche ultra-compétitive, avec un encadrement du travail minimal et une taxation quasi-inexistante ce qui en fait un point névralgique de la supply chain mondiale. Depuis l’invasion de l’Irak, c’est aussi un hub militaire stratégique pour les États-Unis ainsi qu’un centre immobilier spéculatif de premier plan.

Son modèle est admiré par des figures comme Donald Trump, qui y voit un idéal de capitalisme déréglementé et ostentatoire. Un espace où la spéculation immobilière bat son plein, où le capital offshore peut circuler librement tout en offrant des événements sportifs de prestige. Dubaï est donc l’un des modèles actuel de cette tendance à la fragmentation de l’État-nation en une multitude de territoires conçus pour une classe d’investisseurs internationaux.

Nastasia Hadjadji : Vous mentionnez également NEOM, le projet futuriste de l’Arabie Saoudite. Comment s’inscrit-il dans cette logique ?

Quinn Slobodian : NEOM incarne une ambition similaire mais avec une différence majeure : l’Arabie Saoudite a des ressources naturelles, contrairement à Hong Kong ou Dubaï. Pendant longtemps, ce pays s’est uniquement appuyé sur la rente du pétrole. Mais ce projet incarne les ambitions de Mohammed Ben Salmane qui entend diversifier l’économie du pays et transformer NEOM en une zone économique spéciale hyper-moderne, censée attirer les investisseurs internationaux. À l’origine, il entendait même ouvrir le projet NEOM à des actionnaires et que sa ville soit listée à la bourse technologique de New York.

Cependant, les résultats sont loin des promesses initiales. Par ailleurs, ce modèle de la zone repose sur un hiérarchie brutale entre, d’une part, une classe de travailleurs itinérants hyper exploitée et une minorités d’habitants-actionnaires qui s’installe au prix de l’expropriation massive des populations locale.

Nastasia Hadjadji : Vous évoquez aussi les « startup societies » comme Próspera au Honduras. À quoi ressemble cette utopie libertarienne ?

Quinn Slobodian : Próspera est un exemple concret de territoire érigé sur un modèle hyper-libertarien, celui d’un territoire autonome où les investisseurs ont le droit de créer leurs propres lois, tribunaux et forces de police. Ce projet, soutenu par des figures proches de Peter Thiel et le petit-fils de Milton Friedman, s’est pourtant heurté à l’opposition du gouvernement hondurien, qui l’a déclaré inconstitutionnel.

En réaction, ses investisseurs poursuivent maintenant l’État hondurien pour 10,8 milliards de dollars, soit l’équivalent d’une large part du PIB du pays. L’ironie de l’histoire étant qu’ils s’appuient pour cela sur des traités commerciaux et des accords entérinés par les Etats desquels ils affirment s’affranchir.

Nastasia Hadjadji : C’est d’ailleurs un paradoxe que vous soulignez : ces zones se prétendent anti-État, mais elles nécessitent en réalité un fort appui étatique, tant au niveau territorial que du point de vue juridique.

Quinn Slobodian : Exactement. Contrairement à l’idée qu’elles seraient des espaces de liberté face à la « tyrannie de l’Etat », ces zones ne fonctionnent que grâce à la collaboration avec les pouvoirs centraux. La plupart ont même été historiquement créées pour servir les besoins de l’Etat. La Chine, par exemple, utilise les zones économiques spéciales comme un outil pour expérimenter et contrôler son développement économique.

Aujourd’hui, le fait que l’élite technophile qui imagine les projets de zones économiques spéciales, de Charter Cities ou de « startup societies » s’affiche ouvertement avec Donald Trump à Washington montre à quel point elle ne fait qu’un avec l’Etat qu’elle entend combattre.

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