Un oeil ouvert sur la tech

Résistance

L’annonce du président de la République de la dissolution de l’Assemblée nationale suite au score sans précédent du RN aux élections européennes (31,5 %) et de Reconquête (5,5 %), a placé l’extrême droite en position d’accéder au pouvoir. Ce résultat interroge nombre d’acteurs économiques ou de la vie civile et je pense que la tech dans son ensemble doit également questionner sa part de responsabilité dans la survenance de tels résultats.

On peut commencer par un constat général avant de se pencher sur les spécificités du contexte politique qui agite l’actualité française depuis dimanche.

La tech est un allié objectif de la propagation des valeurs véhiculées par l’extrême droite.

Sur les réseaux sociaux, pour commencer par eux, de X à Facebook en passant par TikTok, les communautés d’extrême droite tirent parti depuis des années de ces espaces de parole publique et de l’effet d’amplification qu’ils offrent en nourrissant des discours racistes, antisémites, misogynes et sexistes, masculinistes, homophobes, transphobes, classistes, climatosceptiques ou anti-science et se servent de tous les outils possibles pour convaincre de rejoindre leurs rangs.

Le nombre d’études qui rendent compte de ces situations, de l’inaction des plateformes et analysent les effets délétères de ces mécaniques sur nos vies sont légion. Pourtant, la plupart des acteurs de la tech choisissent de relativiser ou d’ignorer ces situations. Certains se cachent derrière la liberté d’expression, d’autres derrière l’argument de neutralité des techniques qui ne seraient que des outils inertes attendant qu’on s’empare d’eux pour faire le bien ou le mal. Le fatalisme chronique d’une industrie habituée à lever les bras au ciel en signe d’impuissance mine les usages quotidiens. Les raids de harcèlement, les agressions, les tentatives de déstabilisation ou d’humiliation publique n’existent que parce que nous décidons d’ignorer les plaintes des victimes. Il n’y a guère que certaines militantes ou militants, les universitaires et quelques journalistes pour travailler quotidiennement sur ces questions et tenter d’alerter le grand public de ces dérives.

En fermant les yeux, en trouvant des excuses, en intellectualisant chaque manquement, nous aidons collectivement l’extrême droite, ici ou ailleurs, à ancrer leurs valeurs nauséabondes au cœur des outils numériques. Non la tech n’est pas neutre et ses acteurs doivent se positionner en transparence face aux outils qui aident les extrêmes à se développer. Il s’agit donc d’exercer une forme de citoyenneté quotidienne pour dénoncer ces mécaniques perverses et lutter concrètement contre les groupes d’extrême droite, les communautés coagulées autour des valeurs portées par ces courants de pensée.

Maintenant, revenons spécifiquement sur la situation de la France, quels sont les facteurs qui ont contribués à cette situation ?

  • Depuis 7 ans, le président Macron qui a porté la start-up nation comme une marque de modernité, a tourné le dos aux revendications des acteurs de la vie civile, des syndicats ou des associations, mais aussi des mouvements populaires comme celle des gilets jaunes qui réclamaient un peu plus de justice et d’égalité. Le discours délibérément clivant du président a souvent projeté un imaginaire d’excellence sur le secteur du numérique et une vision poussiéreuse sur les secteurs plus traditionnels. Le brillant de la tech a illuminé les médias qui bien souvent se sont fait l’écho de ces réussites parfois arrogantes et parfois déconnectées des réalités.
  • Au cours de ces mandats, pour appuyer cette vision d’excellence, Emmanuel Macron a facilité les discussions et potentiellement influencé les politiques favorisant par exemple l’opération d’Uber en France sans égard aux conditions de travail des plus précaires. Sous sa présidence, son gouvernement a négocié avec Amazon sur ses obligations fiscales en France, offrant des conditions plus favorables sans demander de compensations sur les rémunérations ni les conditions de travail. Le gouvernement a choisi — sans appel d’offre — Microsoft pour héberger le hub national de données de santé, un dépôt significatif de données liées à la santé. Une décision largement décriée tant pour des questions de sécurité que de confidentialité des données privées. Les exemples sont nombreux et beaucoup ont vécu ces coups de pouce comme autant de trahisons aux secteurs de l’économie en difficulté, d’autant plus dans les régions où les usines fermaient les unes après les autres.
  • Cette volonté politique d’imposer la tech à tous les étages de la vie quotidienne, sans regard pour la situation des populations dans les territoires les moins favorisés, a conduit à une grande politique de déploiement du numérique et de dématérialisation des services publics à travers le pays. Cet effort visait à vendre un accès théoriquement facilité aux services indispensables de la santé par exemple en promouvant une entreprise privée comme Doctolib pour effectuer l’interface incontournable pendant la crise du Covid-19 pour obtenir un rendez-vous de vaccination. Les mêmes efforts ont eu lieu pour les services postaux, l’éducation, les administrations, etc, laissant des zones entières du pays dans un désarroi total face à des services parfois difficiles d’accès ou inopérants.
  • Cette politique s’est appuyée sur un discours où la tech était porté aux nues comme l’aboutissement incontournable d’un progrès qu’on n’arrête pas. Il a notamment atteint son paroxysme avec le récit porté par différents acteurs du numérique proche du gouvernement concernant les futurs investissements pour soutenir le développement de l’IA en France. Le rapport du comité IA remis au président Macron le 13 mars dernier préconisait par exemple un investissement de 5 milliards par an sur 5 ans dans le secteur et le président annonçait plus tard un investissement de 500 millions en faveur de l’IA au salon Vivatech. Quelques semaines auparavant, le ministre des Finances Bruno Lemaire annonçait pourtant une coupe budgétaire de 10 milliards dont une baisse de 2,2 milliards d’euros sur la mission « écologie, développement et mobilité durables » et 750 millions à l’éducation nationale. Les priorités ont semblé claires à beaucoup.
  • Toutes ces mesures en faveur de quelques acteurs privilégiés, portées par un discours structuré autour du progrès et de l’innovation, qui met en valeur « les gens qui réussissent » et méprise « les gens qui ne sont rien », ont créé une fracture dans le pays. Une fracture amplifiée par les médias qui ne cessent de relayer ces annonces sans le moindre regard critique ou la moindre remarque. Une étude publiée par Massimo Anelli, Italo Colantone et Piero Stanig en juillet 2019 explore l’impact de l’adoption des robots sur les résultats électoraux dans 14 pays d’Europe occidentale entre 1993 et 2016. Cette étude montre comment l’exposition à l’automatisation influence le comportement de vote, orientant significativement les électeurs vers les partis nationalistes et d’extrême droite en Europe occidentale. Sentiment de déclassement, d’obsolescence, de rejet, de prolétarisation, le numérique provoque des effets concrets sur les visions politiques.
  • Dans le champ des applications, l’intelligence artificielle s’invite notamment et principalement dans le maintien de l’ordre et de la sécurité. Les systèmes de vidéosurveillance augmentée par reconnaissance faciale (pourtant interdite) par le ministère de l’Intérieur ont été dénoncés par la CNIL. La VSA a même fait l’objet d’un projet de loi porté par Clément Beaune autorisant son extension dans les transports avant même que n’ait démarré la phase test prévue pour les J.O. Le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie/Kanaky pour des raisons sécuritaires, la notation par algorithme de bénéficiaires de la CAF, le projet de loi SREN et Avia… portent des mesures liberticides et problématiques qui, misent entre de mauvaises mains, peuvent déboucher sur du fichage, de la discrimination voire pire.

Et précisément, le scénario du pire, nous sommes en train de le vivre. Ces dispositifs ont été imaginés par des gens raisonnables et déjà, les dérives autoritaires sont visibles. Une fois dans les mains d’un parti qui prône les discriminations, qui porte des valeurs non démocratiques et toxiques, qu’imaginez-vous qu’il va se passer ?

Nous sommes à quelques semaines d’une échéance électorale qui risque fort de porter le RN à Matignon et à peine à quelques années d’un scrutin présidentiel en 2027. Pour avoir vécu l’arrivée du FN à Toulon en 1995, j’ai pu constater le champ de ruine qu’a été la ville à la fin du mandat de Jean Marie le Chevalier, la montée des violences, les tentatives de discriminations et les abus de pouvoir.

Alors que faire ?

✊🏼 Engagez-vous auprès d’associations, de syndicats ou de collectifs qui œuvrent dans l’espace public pour alerter sur ces dérives. La Quadrature du Net, le Mouton numérique, DataforGood, Designers Éthiques, GreenIT, LGBTech, Cyberelles ou BecomTech entre autres.

📰 Soutenez des médias qui vous informe sur ces questions et qui œuvre à promouvoir des visions et des imaginaires inclusifs, éthiques et alternatifs comme Chut!, Mediapart, Mais Où Va le Web, Trench Tech et bien sûr SYNTH entre autres.

👀 Ne regardez pas ailleurs, levez-vous contre le harcèlement en ligne, les discriminations, le revenge porn, les abus institutionnels de la tech, les usages de détournés de la tech pour désinformer, manipuler ou délibérément créer des tensions.

Il s’agit de regarder avec lucidité les effets de la tech sur nos vies et de résister aux visions autoritaires, discriminatoires et totalitaires du numérique et de tenir tête aux projets politiques qui portent ces valeurs.

Gerald

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Commentaires 4
  1. Petit correctif : la tech propage les valeur des extrêmes, et non uniquement de l’extrême-droite. Les propos intolérables de la bande à Mélenchon (Panot, Soudais, Portes, Hassan) sur Israel – décrit comme une monstruosité – sont tout aussi intolérables que les propos d’extrême-droite.

    1. Bonjour Hervé, merci pour votre message. Quand j’évoque le fait que « La tech est un allié objectif de la propagation des valeurs véhiculées par l’extrême droite », ce n’est pas parce que des messages attribués (de façon directe ou indirecte, vérifiée ou non) à des individus sont véhiculés par ces plateformes, mais bien parce que nombre d’acteurs de la tech, aux États-Unis notamment portent des idées d’extrême droite comme Musk, Thiel ou Andreessen. Ceux-ci financent des plateformes dans un but assez clair de pousser à libérer ce type de parole extrême. Par ailleurs vous mentionnez les propos de certaines personnes faisant partie de LFI. On peut souscrire parfois à ce constat — bien qu’il est possible d’en débattre — mais les propos antisémites, misogynes et sexistes, masculinistes, homophobes, transphobes ou classistes, climatosceptiques ou anti-science dont j’ai parlé plus haut proviennent à l’écrasante majorité de l’extrême droite et des courants qui y sont associés. Leur observation ne date pas d’hier et ils constituent un noyau dur d’expression radicalisée à droite proche des milieux alt-right américains. À l’examen, l’ensemble de la gauche définie comme telle par le Conseil d’État ne porte pas ces valeurs ce qui n’est pas le cas de l’extrême droite qui en fait et continue de faire son fonds de commerce qui est désormais repris par beaucoup de ses voisins politiques pour prospérer.

  2. J’ai du mal a classer Musk a l’extreme droite, tres sincerement.

    Et quand un taré d’extrême droite fait part de propos racistes, climato-sceptiques ou antisemites, ca saute aux yeux. Alors que quand ces memes propos viennent d’extreme-gauche, la on relativise…. comme la semaine passée avec l’antisémitisme résiduel vs. le contextuel, sorti par Alimi et Lemire.

    Tout ca pour dire que les choses ne sont pas si simples et que l’exploitation de la tech par les tarés se fait avec d’autres moyens, mais aussi d’autres impacts qui ne sont pas moindres

    1. J’entends bien vos remarques, mais il est d’une part avéré que Musk véhicule et favorise des idées d’extrême droite tendance libertaire inspirée des vues de Ayn Rand notamment, mais on ne peut que le cantonner dans le camp des orateurs. C’est aussi un acteur de la tech qui détient un outil où l’ensemble des thèses que nous évoquons prospèrent sans limites (le nombre de modérateurs est le plus bas de toutes les plateformes) et qui construit une audience résolument tournée vers ces courants. Concernant les positions d’Arié Alimi et Vincent Lemire, on ne peut en aucun placer leurs réflexions à propos de l’antisémitisme résiduel et contextuel sur le même plan que ce que nous venons d’évoquer. Leur argumentaire peut se débattre (et ils le font avec d’autres), mais ils ont à la fois la légitimité de la parole sur le sujet et ne disposent pas des ressources d’un Elon Musk pour influer de quelques manières que ce soit le cours des débats.

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