Un média pas anti-tech mais fermement critique

Le Deep Blues des échecs

Depuis le carton du « Jeu de la Dame », les échecs ont, en quelque sorte, regagné leurs lettres de noblesse à la télévision. Il faut dire que l’esthétique de ces 32 pièces se livrant un combat à mort sur un plateau de 64 cases n’a que peu d’égales dans l’univers audiovisuel — c’est donc sans surprise que la discipline se retrouve à nouveau devant les caméras avec Rematch, le match Kasparov contre l’IA.

Si l’enjeu peut sembler « dérisoire : acculer un roi en bois dans le coin d’une planche en bois » 1, il arrive des moments dans l’Histoire où ce qui se joue derrière une partie d’échecs dépasse le plateau, et parfois même les joueurs eux-mêmes — c’est tout l’enjeu de la série Rematch qui a récemment envahi les écrans d’Arte 2.

En quelques mots, Rematch retrace le duel qui opposa Garry Kasparov à l’ordinateur DeepBlue en mai 1997. Pour rappel, à l’époque, Kasparov domine le monde des échecs et est alors considéré (et, probablement, toujours à ce jour) comme le plus grand joueur de tous les temps. Il est champion du monde depuis plus de 10 ans et n’a plus perdu de match officiel depuis au moins autant de temps — bref, le bonhomme est une pointure. Face à lui, on retrouve DeepBlue, un ordinateur capable de calculer plus de 200 millions de coups à la seconde, utilisant une technique que l’on qualifie de « force brute » : il n’y a aucun génie du côté de la machine, « simplement » (mais il n’y a rien de simple là-dedans) une capacité de calcul hors norme. Alors que les deux monuments (littéralement pour l’un) se sont affrontés une première fois en 1996 — victoire aisée de Kasparov — IBM demande une revanche, un « rematch », au champion l’année suivante.

Une défaite qui change tout

Si le projet arrive dans la tête des scénaristes il y a plusieurs années, sa sortie il y a quelques semaines tombe à point nommé avec l’actualité, la défaite de Kasparov étant considérée par de nombreuses personnes comme un moment de bascule dans l’affrontement entre les capacités cognitives des êtres humains et celles des machines — le jeu d’échecs, lui qui « exclut souverainement la tyrannie du hasard et ne couronne que l’esprit » 3, était un rempart contre le progrès technique depuis longtemps. Alors que l’intelligence artificielle est sur toutes les lèvres depuis (au moins) deux ans, la sortie de Rematch nous rappelle à quel point le philosophe Gilbert Hottois avait vu juste : dans les questions d’éthique de la technique, on a toujours affaire à des questions métaphysiques et à des questions de philosophie politique 4.

On comprend assez vite que le combat ne voit pas tellement s’opposer un être humain et une machine, mais bien un être humain et une organisation (IBM) — et que, même si tout le monde prétend vouloir « faire avancer la science » et « découvrir le futur des échecs », il s’agit avant tout d’une affaire d’ego et de domination. Depuis l’Antiquité, la métaphysique occidentale, d’Aristote à Spinoza en passant par Hobbes, trouve ses racines dans la suprématie de l’être humain sur le monde qui l’entoure. Dit autrement, « être humain » voulait dire « s’affirmer » et marquer le monde de son emprise. Dès lors, pour être ou se sentir pleinement humain, ce que veulent tant Kasparov que l’équipe derrière DeepBlue, il faut l’emporter — coûte que coûte.

La vulnérabilité humaine face à la machine

Le personnage fictif d’Helen Brock (par ailleurs remarquablement interprété par Sarah Bolger) a cependant une phrase qu’il pourrait être intéressant de vouloir creuser : « sa fille le rend heureux, ce qui veut dire qu’il est humain, ce qui veut dire qu’il est vulnérable… comme nous tous » en opposant la vulnérabilité humaine à la prétendue invulnérabilité machinique, Brock met le doigt sur ce qui, peut-être, serait davantage la base de notre métaphysique : notre vulnérabilité et notre rapport à autrui. Ce que l’on a toujours pensé être la définition de notre être-au-monde nous amène sans doute à faire fausse route. Qui peut encore aujourd’hui, alors que les inégalités explosent et que la planète brûle, clamer que la marque de notre humanité se trouve dans la domination de ce qui nous entoure ?

Cette question nous mène aisément au second aspect mis en avant par Hottois : la philosophie politique, qui doit aussi toujours être pensée quand on réfléchit l’éthique de la technique. Si vous lisez ces lignes sur le site de SYNTH, vous savez que les questions technologiques sont toujours des questions politiques, économiques. Rematch remet ces enjeux sur le devant de la scène : pour IBM, la victoire tient avant tout aux retombées financières que la firme est en droit d’espérer (et, notamment, l’impact sur ses cours boursiers). Avec la présence d’un agent pour gérer la carrière de Kasparov, les prises de parole assassines du CEO d’IBM, les centaines de milliers de dollars proposées à Kasparov pour qu’il affronte la machine — l’argent est (subtilement) omniprésent dans la série. Les personnages qui ont d’ailleurs le plus de puissance, la plus grande aura, sont également ceux qui, à l’exception de Kasparov, n’ont pas la moindre idée de comment on « pousse du bois », pour reprendre l’expression consacrée. Ils ne savent pas comment jouer aux échecs, mais sont cependant partie prenante dans un match qui est encore vu comme définissant notre rapport à la machine — quelle ironie.

Après avoir regardé les six épisodes de cette sympathique série, on ne peut que constater que Kasparov est, avant tout, un héros malheureux de l’Histoire. Les progrès au regard de la puissance de calcul des ordinateurs étaient tels que la victoire d’une machine sur un être humain n’a toujours été qu’une question de temps. Une vingtaine d’années plus tard, c’est Lee Sedol, le Kasparov du jeu de go, qui s’inclinait face à AlphaGo 5 avant qu’une IA d’OpenAI (tiens, déjà eux) ne vainque les champions du monde de Dota en 2019 6 — si d’autres jeux résistent encore à la machine (on pense notamment à Warcraft), ce n’est qu’une question de temps avant que la machine ne l’emporte. Si Kasparov, dans la série, se définit comme « l’être humain qui a perdu face à un ordinateur », nous devrions peut-être plutôt tous reconnaître qu’il était simplement le meilleur joueur au mauvais endroit au mauvais moment… Il fallait que ça tombe sur quelqu’un, c’est tombé sur lui.

Le jeu d’échecs : une humanité persistante

On peut également se demander ce que cette défaite veut dire et si elle doit réellement remettre en cause tout notre rapport à nous-mêmes : DeepBlue est certes une très belle conception, mais elle déchire les individus qui ont été amenés à la concevoir et fait ressortir ce qu’il y a de plus bas dans la nature humaine. Entre violence psychologique, ego-trip et crise perpétuelle, Rematch nous rappelle que le monde de l’entreprise peut parfois être prêt à tout pour faire croître ses gains — si la série ne nous dit, finalement, pas grand-chose sur le jeu d’échecs, elle nous en dit long sur la gestion de l’échec en entreprise.

Enfin, et c’est selon moi ce qu’il faut retenir de la victoire de la machine : les gens jouent toujours dans les parcs. Il est amusant de voir comme tant Rematch que Le Jeu de la Dame décident de clore leur minisérie sur un tableau similaire : deux individus que tout oppose qui, le temps d’une partie, décident de partager deux chaises de fortune et un plateau de 64 cases. Il est certain que leur partie sera de moindre qualité qu’une partie machinique jouée entre deux superordinateurs — mais une telle partie n’intéresserait personne. « The world still needed a human world chess champion after all, it turned out. », écrivait ce même Kasparov en 2017 7 — et quand on voit la fulgurance des échecs en 2024, et le gain de nouveaux membres dans les fédérations nationales, on ne peut que lui donner raison !

Kasparov a passé une vie — forte de toute sa richesse et diversité — à tenter de se débarrasser de ses faiblesses ou à les maîtriser et ne pouvait rien face à la certitude étroite des mathématiques qui anime l’algorithme. Peut-être que, face à Kasparov, DeepBlue, débarrassé du poids de l’existence et de ses turpitudes, pouvait triompher tranquillement, en toute décontraction.

C’est sans doute le brin de poésie dont la série a, volontairement, manqué : Kasparov, ce personnage brillant et orgueilleux qui vient de subir sa première défaite depuis plus de dix ans, Kasparov donc, erre dans un parc et s’installe face à quelqu’un pour jouer. D’humain à humain. Il lui serre la main, plonge ses yeux dans les siens et prend une profonde inspiration — e4.


  1. Stefan ZWEIG, « Le Joueur d’échecs », 2013 (1943), Flammarion ↩︎
  2. Et qui est toujours disponible gratuitement en streaming sur le site de la chaîne ↩︎
  3. Stefan ZWEIG, « Le Joueur d’échecs », 2013 (1943), Flammarion ↩︎
  4. Gilbert Hottois, « Technique » in Monique Canto-Sperber, « Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale », 1996, PUF ↩︎
  5. “Google DeepMind’s AlphaGo wins historic Go series 4-1”, WIRED, 15/03/2016, https://www.wired.com/story/alphago-deepmind-google-wins-lee-sedol/ ↩︎
  6. “OpenAI Five defeats Dota 2 world champions”, OpenAI, 15/04/2019, https://openai.com/index/openai-five-defeats-dota-2-world-champions/ ↩︎
  7. Garry Kasparov, « Deep Thinking », 2017, PublicAffairs ↩︎

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