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« Hypnocratie » : performance conceptuelle et transe collective

EN UN COUP D’OEIL

  • Un philosophe fictif à succès : Un auteur IA-humanisé séduit l’élite intellectuelle avec le concept viral d’« hypnocratie ».
  • Une manipulation révélatrice : Derrière la supercherie, une critique aiguë de notre passivité face aux récits automatisés.
  • Vers une pensée hybride : Ce coup de force interroge la légitimité philosophique à l’ère des intelligences artificielles créatives.
Un hybride humain-IA a dupé une partie de l'intelligentsia européenne avec son concept d'« hypnocratie ». Retour sur un tour de force qui interroge autant notre rapport à la vérité que le futur de la production de concepts.

Et si fake news et autres post-vérité sonnaient creux face à la brutalité du réel éclaté en milliers de récits ? Et si pour éclairer l’état de sidération collective qui définit ce début de XXIe siècle, il ne fallait pas en passer par la mobilisation d’un concept comme celui d’hypnocratie ? Un régime qui agit directement sur nos consciences, sans avoir besoin d’un passer par le contrôle coercitif des corps. Une transe collective induite par nos écrans, et parfaitement maîtrisée par les figures d’Elon Musk et de Donald Trump. Séduisant, n’est-ce pas ? C’est cette résonance particulière avec le réel et ce pouvoir d’attraction qui sont au fondement de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui « l’affaire Hypnocratie , du nom de cet essai qui s’est classé parmi  les plus vendus en Italie au cours de la première quinzaine du mois de mars.

Anatomie d’une performance philosophique

Le twist ? Son auteur présumé, un philosophe hongkongais du nom de Jianwei Jun, n’existe pas. Si on l’interroge, comme l’a fait notamment Le Grand Continent, il explique qu’il est un dispositif, une création collaborative née du dialogue entre un philosophe italien, Andrea Colamedici, et divers outils d’intelligence artificielle. Selon ses termes : “Je ne suis pas vraiment un « qui », mais un « quoi » : une forme d’auteur émergent, un système de relations qui a généré un corpus d’idées autour d’un concept, celui d’hypnocratie”. Plus prosaïquement, celui qui édite l’ouvrage précise à Télérama : “J’ai écrit en interagissant avec plusieurs systèmes d’IA, principalement ChatGPT-4 (dans sa version payante) et Claude 3.5 Sonnet”.

Publié par Tlon, la maison d’édition romaine que Colamedici co-dirige avec sa compagne Maura Gancitano, l’essai est sorti le 15 janvier en italien et en anglais avant d’être réimprimé trois fois. Mais c’est quand Jianwei Xun diffuse une analyse du discours d’investiture de Donald Trump que sa notoriété explose. En quelques semaines, le philosophe hongkongais devient une référence dans certains cercles intellectuels. En France, la revue Le Grand Continent (dans la confidence de la manipulation) traduit l’article fin janvier sous le titre Trump, Musk : l’hypnocratie ou l’empire des fantasmes. En mars, Le Figaro interviewe le philosophe hongkongais. Un article retiré depuis sans plus d’explication, mais Internet a de la mémoire (cf . capture d’écran). Le quotidien El Pais fait de même en Espagne, mais la rédaction prend la peine de signifier à ses lectrices et lecteurs les raisons du du retrait de l’article, justifié par la duperie sur l’auteur et par une “violation de l’AI Act”. 

D’autres journalistes ne se contentent pas de réponses par mail, et tentent d’entrer en contact avec l’auteur. Il faut à cet égard lire l’exercice de transparence d’Apolline Guillot, rédactrice en cheffe de Philonomist. Elle y décrit par le menu la façon dont, après avoir repris le concept dans un article, le doute s’installe : “tout cela ressemble de plus en plus à un escape game pour intellos”. Un escape game dans lequel l’éditeur italien et son collectif semble avoir pris un malin plaisir à incarner le maître du jeu. Quelques petits cailloux avaient ainsi été semés pour densifier l’existence virtuelle du prodige hongkongais. Un site officiel est apparu en novembre 2024, suivi d’un faux profil sur Academia, le tout illustré par quelques photos (assez clairement générées grâce à l’IA pour un œil averti).

Pas grand chose donc, mais suffisant pour tromper la vigilance de professionnels de l’information soumis à des contraintes de production intenses, et attirés par un concept puissant. La pression se faisant trop forte, le pot aux roses est découvert par le magazine italien L’Espresso le 3 avril 2025. Ce mécanisme de propagation, et les réactions parfois outrées des journalistes dupés, font ironiquement écho à ce que l’ouvrage tend à démontrer. Comme l’écrit Xun/Colamedici : “Les algorithmes de recommandation sont de véritables techniques hypnotiques automatisés. Chaque scroll est une induction plus profonde. Chaque notification est un déclencheur hypnotique. Chaque feed est une séance d’hypnose personnalisée”. Ou pourrait ajouter : “chaque citoyen s’interrogeant sur l’époque est hautement hypnotisable”.

Vers une philosophie-cyborg ?

Dans une interview au New York Times, le philosophe italien précise : “Le livre visait à démontrer les dangers de « l’apathie cognitive », un phénomène qui pourrait survenir si la pensée est déléguée aux machines et si les gens ne cultivent pas leur discernement”. Il n’en reste pas moins que l’homme, qui enseigne “l’art du prompt” à l’université, précise à longueur d’interventions que la machine l’a justement aidé à affiner ses idées, à préciser ses concepts. Ainsi, à Télérama, il précise : “Elaborer un concept, c’est comme jeter des feuilles sur un fantôme en essayant de le fixer dans l’espace. Est-ce que j’aurais réussi à forger cette idée d’hypnocratie sans l’aide de larges modèles de langage (LLM) ? Je n’en sais rien”.

A la lecture de l’ouvrage, publié en français par Philosophie Magazine, on comprend à quel point les concepts qui s’y déploient peuvent résonner dans nos esprits comme La société du spectacle l’a fait en son temps. Xun/Colamedici, un “agencement collectif d’énonciation” fort deleuzien : rhizomatique plutôt qu’arborescent, simulacre plutôt que copie, virtualité rendue palpable, presque incarnée. Une forme hybride, ontologie cyborg chère à Donna Haraway. Une preuve, s’il en fallait ? La persistance du concept d’hypnocratie après la révélation du “truc”.

Ce dernier reste prêt à être saisi ou mobilisé. Dès lors, si un concept “inventé” en partie par une IA peut éclairer efficacement notre époque, que dit-il de notre rapport à l’autorité philosophique ? L’affaire révèle finalement notre vulnérabilité à ce que l’ouvrage lui-même dénonce : notre tendance à être hypnotisés par les signes du savoir plutôt que par le savoir lui-même. Dans un monde où Trump et Musk façonnent le monde en inventant leurs propres versions de la réalité, peut-être était-il logique qu’un faux philosophe boosté à l’IA vienne nous expliquer comment fonctionne notre nouveau régime d’existence.

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