EN UN COUP D’OEIL
- Spotify sous l’emprise de l’IA : Des artistes artificiels attirent des millions d’auditeurs, menaçant l’authenticité de la création musicale.
- L’inquiétant virage militaire de Daniel Ek : Le fondateur de Spotify investit massivement dans des technologies militaires déployées en Ukraine.
- Révolte des musiciens indépendants : Face à cette dérive technologique et éthique, des artistes appellent ouvertement au boycott de la plateforme.
Des millions d’auditeurs écoutent sans le savoir des mélodies générées par intelligence artificielle. Derrière cette révolution silencieuse, Spotify orchestre une stratégie qui menace l’authenticité musicale, tandis que son fondateur, Daniel Ek diversifie ses investissements vers l’industrie militaire. De The Velvet Sundown aux beats lo-fi anonymes, focus sur une plateforme qui redéfinit les codes de la création artistique.
En quelques semaines seulement, The Velvet Sundown 1, groupe inconnu au bataillon, aux accents d’« indie psych rock » des années 70 – 80, a conquis plus de 1 million d’auditeurs sur Spotify. Leurs morceaux mélangent textures psychédéliques des années 70, pop alternative cinématographique et soul analogique rêveuse. Un bonbon nostalgique qui surfe sur la vague rétro « c’était mieux avant » et qui, il faut le dire, fonctionne plutôt bien.
Les quatre garçons aux cheveux longs et à la peau légèrement métallique qu’on découvre sur la pochette du groupe séduisent tellement qu’ils parviennent à conquérir le badge « Artiste vérifié » de la plateforme. Mais il y a un os. Andrew Frelon, le faux porte-parole l’admet dans un papier de Rolling Stone2 : « c’est du marketing, c’est du trolling », avant de révéler l’usage de la plateforme d’IA générative Suno pour créer quelques chansons. Pour autant, l’ascension fulgurante du groupe autoproclamé sauveur du rock moderne ne s’interrompt pas et commence à sérieusement inquiéter les artistes et l’industrie musicale.
Les bits contre les Beatles
La supercherie, dont la presse fait écho, illustre d’ailleurs un phénomène plus vaste qui gangrène l’écosystème du streaming musical depuis un certain temps. Dans un article de Music Business Worldwide on apprend que pas moins de 13 différents artistes créés par IA sont actuellement actifs sur Spotify, totalisant approximativement 4,1 millions d’auditeurs mensuels cumulés.
Phénomène du blues country 3, Aventhis, vérifié par Spotify, cumule aussi près de 1 million d’auditeurs mensuels pour des chansons intégralement générées par intelligence artificielle. The Devil Inside, autre fabrication algorithmique de Dark country coupable de morceaux aux titres révélateurs comme « Bones in the River », comptabilise 531 000 auditeurs sur la plateforme d’écoute suédoise. Dans tous les cas, Spotify recommande activement ces contenus via ses playlists algorithmiques, sans qu’aucune obligation de transparence concernant leur origine artificielle ne vienne informer les auditeurs.
Cette prolifération de slops musicaux s’explique par la baisse du ticket d’entrée pour créer de la musique. Les plateformes Suno et Udio permettent de générer des albums entiers en quelques clics et un abonnement mensuel ridicule. Des albums qui exploitent des données d’entraînement issues de créations humaines non rémunérées, capturées à l’insu des musiciens et sans leur consentement.
Lo-fi beats : quand la nostalgie devient marchandise
Le lo-fi n’est pas non plus épargné. Initialement refuge artistique pour producteurs de chambres inspirés par la référence japonaise DJ Nujabes, le genre illustre parfaitement cette dégénérescence. Le site Pitchfork 4rapporte le témoignage de Mia Eden, créatrice d’une chaine YouTube Lofi Louis, qui a vu ses revenus s’effondrer, passant de 1 500 dollars mensuels à quelques centaines de dollars après l’invasion des slops IA. Alex Reade, alias Project AER, témoigne dans le même article que ses 2 millions d’auditeurs mensuels ont brutalement chuté à 420 000 face à la concurrence synthétique.
Sur Reddit on s’organise, la communauté r/lofibeats a banni les soumissions IA fin 2023, après avoir constaté que le genre perdait « son âme ». Dreamwave 5, pionnier des compilations lo-fi sur YouTube, dénonce les bots qui inondent quotidiennement les plateformes de contenus génériques.
Daniel Ek : de la mélodie aux missiles
Cette stratégie de dilution artistique prend une dimension géopolitique indécente avec les investissements récents de Daniel Ek. Le CEO et fondateur de Spotify vient d’injecter 600 millions d’euros dans Helsing6, start-up allemande spécialisée dans l’IA militaire et les drones actuellement déployés en Ukraine. Une diversification vers l’armement, qui, couplée aux investissements dans Neko Health, société de « fast médecine » promettant des bilans de santé en quinze minutes, dessine le portrait d’un technosolutionniste aux antipodes de l’héritage pacifiste musical.
C’est le dernier clou dans le cercueil d’une relation aigre-douce entre la scène indépendante et Spotify, qui a connu au fil des ans de nombreuses tensions. L’essai de Liz Pelly, Mood Machine : The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist avait déjà révélé comment la plateforme manipule ses playlists éditoriales en y insérant de la musique « royalty-free » pour réduire ses coûts. Le deal à 100 millions de dollars (l’équivalent de 26 milliards de stream) avec Joe Rogan démontrait le cynisme du positionnement de Daniel Ek alors que le podcasteur américain a contribué largement à l’élection de Donald Trump et s’illustre régulièrement en invitant des complotistes ou des climatosceptiques.
Trop pour les artistes qui retirent leur musique du catalogue à l’image du groupe de rock indépendant Deerhoof qui refuse que leur musique serve à tuer des gens. D’autres boycottent la plateforme ou appellent à la désertion à l’image de la chanteuse et compositrice Laura Bird qui proposait sur son compte Instagram de désarmer Spotify.
L’IA chez Spotify représente l’aboutissement de la logique extractive portée par les Big Tech et du mépris porté aux créateurs de tous bords. Il faut réécouter la déclaration de Mikey Shulman prétendant que les gens n’aiment pas faire de la musique pour comprendre la déconnexion d’avec le vrai monde7. Pourquoi alors rémunérer des artistes quand des algorithmes peuvent simuler leur créativité ? L’émotion musicale ne pourrait-elle pas devenir une simple variable d’optimisation algorithmique, au service d’une rentabilité déconnectée de toute dimension humaine ?
Alors que faire ? Partir chez Deezer, migrer vers Apple Music ou Qobuz, revenir aux bons vieux vynils, aux casettes de notre enfance ? Faut-il réinvestir davantage dans les concerts, dans les showcases, ou les festivals ? La promesse de la distribution musicale à large échelle ne tient plus et détruit désormais au delà de la simple économie de la création artistique pour directement financer des opérations militaires. Une autre bataille que la culture et les arts sont en train de perdre face à un mouvement continental qui cherche à se réarmer et à développer une économie de courte vue basée sur le conflit et la recréation d’un complexe militaro-industriel puissant soutenu par la tech.
- Rebel Shout, Velvet Sundown https://www.youtube.com/watch?v=lshodCxPx_w ↩︎
- Le « groupe » Velvet Sundown admet être une « supercherie artistique », Rolling Stone, 3 juillet 2025 ↩︎
- Il faut lire les commentaires sous la vidéo de Mercy on my grave pour voir à quel point le morceau est apprécié https://www.youtube.com/watch?v=KBTRj_J5dtg ↩︎
- How AI Wreaked Havoc on the Lo-Fi Beat Scene, Pitchfork, 2 juillet 2025 ↩︎
- https://www.youtube.com/@Dreamwave ↩︎
- Spotify’s Daniel Ek leads $694 millions investment in defense startup Helsing, CNBC, 17 juin 2025 ↩︎
- « It’s not really enjoyable to make music now… it takes a lot of time, it takes a lot of practice, you have to get really good at an instrument or really good at a piece of production software. I think the majority of people don’t enjoy the majority of time they spend making music. » 11 janvier 2025, https://x.com/mpatti/status/1878147029764911131 ↩︎