EN UN COUP D’OEIL
- Un nouvel âge impérial : L’industrie de l’IA reproduit les logiques coloniales via l’exploitation massive des ressources humaines et numériques du Sud global.
- Mystification technologique : Le discours sur l’IA masque une réalité violente, faite d’extractivisme, d’aliénation et d’appropriation des savoirs.
- Résistances en germe : Face à cette domination, artistes, communautés locales et éducateurs s’organisent pour freiner la mainmise des géants de la tech.
L’intelligence artificielle dessine les contours d’un néo-colonialisme technologique. Derrière les promesses d’un futur radieux pour la tech se cache une réalité brutale : l’exploitation systématique de travailleurs du Sud global et un extractivisme sans précédent. Karen Hao, journaliste spécialisée dans l’IA, décortique cette mécanique impériale dans son livre « Empire of AI », révélant comment OpenAI et ses concurrents reproduisent les schémas d’exploitation des empires passés.
Lorsque Karen Hao compare les géants de l’intelligence artificielle aux empires coloniaux, l’ancienne reporter du Wall Street Journal et éditrice senior pour l’IA au MIT Technology Review, ne tombe pas dans la rhétorique facile. Son livre « Empire of AI : Dreams and Nightmares in Sam Altman’s OpenAI », fruit de sept années d’enquête et de plus de 300 entretiens, met au jour un système d’exploitation d’une ampleur inédite.
Déjà, il faut commencer par le commencement. Le terme « intelligence artificielle » lui-même constitue déjà une mystification. Créé en 1956 par John McCarthy pour attirer l’attention des financeurs et du public, ce vocable était déjà contesté par son mentor Claude Shannon, qui pressentait les confusions qu’il engendrerait. Cette mystification sémantique perdure aujourd’hui, occultant la réalité matérielle d’une industrie qui dévore ressources et vies humaines à une échelle sans précédent.
Visionnez l’interview de Karen Hao 👇🏼
L’exploitation des « humains dans la boucle »
Derrière cette vitrine technologique se dissimule une réalité moins glamour : l’exploitation systématique de travailleurs numériques dans le Sud global. Scale AI, plateforme créée par le jeune Alexandr Wang, devenue centrale dans l’écosystème de l’IA générative, a opportunément recruté dans les pays traversant des difficultés économiques pour profiter d’une main-d’œuvre qualifiée bon marché.
En 2023, le Venezuela, frappé par la pire crise économique en temps de paix depuis cinquante ans, est devenu par exemple un laboratoire grandeur nature de cette stratégie 1. Le pays cochait toutes les cases : population hautement éduquée, excellente connectivité internet, et désespoir économique absolu. Une combinaison qui a permis à Scale AI de maintenir des coûts dérisoires tout en obtenant un travail de qualité.
Au Kenya, c’est l’histoire de Naftali Wambalo, modérateur de contenu pour OpenAI via l’intermédiaire de Sama, une entreprise américaine qui employait jusqu’à 3000 travailleurs kenyans illustre la brutalité de ce système. Il était chargé, pour 2$ de l’heure 2, de catégoriser pendant huit heures par jour les contenus les plus abjects d’internet: abus sexuels sur enfants, inceste, violences extrêmes, tout y était. Il a vu sa personnalité se transformer radicalement. Autrefois extraverti et jovial, il s’est progressivement refermé sur lui-même, devenant anxieux et taciturne. Une situation que sa femme n’a pas pu endurer très longtemps et qui a mené à la rupture du couple.
L’empire contre attaque
Cette analogie entre les empires de l’IA et les empires historiques ne relève pas de la métaphore. Hao identifie dans son livre, quatre parallèles structurels précis. D’abord, ces entreprises s’approprient des ressources qui ne leur appartiennent pas en scrappant la totalité d’internet et en s’accaparant la propriété intellectuelle collective en brandissant l’excuse du fair use. Le copyright office a depuis reconnu cette pratique 3 en dehors du champ d’application 4, mais qu’importe.
Ensuite, elles exploitent une quantité extraordinaire de main-d’œuvre, non seulement durant la production de la technologie, mais aussi en automatisant délibérément les tâches pour lesquelles les gens sont habituellement payés. OpenAI définit d’ailleurs explicitement l’intelligence générale artificielle comme « des systèmes hautement autonomes qui surpassent les humains dans la plupart des tâches économiquement valorisées ».
Le troisième parallèle concerne la monopolisation de la production de connaissances. En attirant massivement les chercheurs universitaires grâce à des rémunérations dépassant facilement le million de dollars, ces entreprises créent une situation comparable à celle où « la plupart des climatologues seraient financés par les compagnies pétrolières et gazières ».
Enfin, ces empires perpétuent la rhétorique du « bon empire » face au « mauvais empire ». Pour OpenAI, ceux qui se tenait du coté obscur de la force était initialement Google, puis c’est devenu la Chine, mais le discours demeure identique : « si vous ne nous laissez pas aller aussi vite que possible, l’empire du mal arrivera en premier et enverra l’humanité en enfer ».
Vers une résistance démocratique ?
Face à cette concentration de pouvoir, Hao refuse le fatalisme. Les empires finissent toujours par chuter 5, et la résistance s’organise déjà autour de différents goulots d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement de l’IA. Les artistes et écrivains intentent des procès 6 pour récupérer la propriété de leurs données. Des centaines de communautés s’opposent à l’implantation de centres de données sans contrepartie locale. Étudiants et enseignants questionnent l’impact de l’IA sur la pensée critique.
Cette résistance doit s’exercer « 100 000 fois » dans chaque site de développement et de déploiement de l’IA pour contraindre ces empires à adopter une approche démocratique, plaide la journaliste. Un pari sur l’intelligence collective face aux « dieux numériques » que prétendent créer les nouveaux Palpatines de la Silicon Valley.
L’avenir dira si cette vision d’un autre développement technologique peut faire contrepoids à la logique impériale qui gouverne aujourd’hui l’industrie de l’IA. Car derrière les promesses d’un futur radieux pour la tech se profile une réalité plus prosaïque : celle d’un nouvel âge d’empire, où la technologie sert avant tout à perpétuer et amplifier les inégalités existantes.
- How the AI industry profits from catastrophe, MIT Tech Review, 20 avril 2022 ↩︎
- AI is a multi-billion dollar industry. It’s underpinned by an invisible and exploited workforce, The Conversation, 8 octobre 2024 ↩︎
- First of Its Kind Decision Finds AI Training Is Not Fair Use, Copyright Alliance, 12 février 2025 ↩︎
- Copyright and Artificial Intelligence Part 3: Generative AI Training, mai 2025 ↩︎
- Death star explosion, Star wars ↩︎
- US artists score victory in landmark AI copyright case, The art newspaper, 15 aout 2024 ↩︎