EN UN COUP D’OEIL
- L’AGI comme outil d’influence : Le récent rapport RAND use d’une rhétorique alarmiste et de scénarios de science-fiction pour justifier l’hégémonie technologique et militaire américaine.
- Un discours biaisé et manichéen : L’étude oppose une Amérique « stabilisatrice » à une Chine « menaçante », sans réelle analyse critique.
- Vers une bulle IA ? : En dramatisant l’AGI, le rapport alimente une spéculation technologique déconnectée des réalités scientifiques.
Dans un rapport publié début juillet, intitulé « How Artificial General Intelligence Could Affect the Rise and Fall of Nations : Visions for Potential AGI Futures » 1, la RAND Corporation, organisation largement financée par le département de la défense et le département d'État américain, déploie une rhétorique apocalyptique pour légitimer la course à l’AGI Américaine. Derrière des scénarios de doomers dignes de la science-fiction des années 80, se cache une stratégie d’influence au service d'un complexe militaro-industriel sur le retour appuyé par les Gafams.
Le dernier rapport de la RAND Corporation sur l’Intelligence artificielle générale (AGI) révèle moins sur l’avenir technologique que sur les mécanismes de manipulation politique contemporains. « How Artificial General Intelligence Could Affect the Rise and Fall of Nations » penche délibérément du côté des codes de la prospective science-fictionnelle, en s’inscrivant dans les pas du scénario AI2027 2, pour servir un agenda géopolitique clair : convaincre les décideurs américains d’investir massivement dans l’AGI sous prétexte d’une menace existentielle chinoise.
L’utilisation de cette stratégie du choc, décrite par Naomi Klein dans son livre éponyme 3 qui s’applique parfaitement à l’IA 4, n’est pas nouvelle. Elle reproduit fidèlement les ressorts rhétoriques de la Guerre froide, période durant laquelle think tanks et laboratoires d’idées ont excellé dans l’art de transformer l’innovation technologique en impératif de sécurité nationale 5. La RAND — institution née de la collaboration entre l’armée de l’air américaine et Douglas Aircraft Company en 1948 — maîtrise parfaitement ces codes narratifs éprouvés.
Les huit scénarios présentés fonctionnent selon une logique binaire simpliste : soit les États-Unis dominent l’AGI et triomphent géopolitiquement, soit la Chine l’emporte et précipite l’Occident dans le chaos. Cette dichotomie manichéenne évacue toute nuance analytique au profit d’une dramatisation calculée. Le scénario 6 « Authoritarian Advantage », où la République populaire de Chine exploite l’AGI pour étendre son influence en Amérique latine et en Afrique, recycle les peurs orientalistes et racistes du « péril jaune » technologique.
Plus révélateur encore, le rapport présente systématiquement la centralisation du développement AGI par les États-Unis comme un gage de stabilité mondiale. Sa décentralisation, au contraire, génèrerait inévitablement chaos et prolifération dangereuse. L’autoritarisme n’est jamais réellement évoqué comme pouvant venir des États-Unis, qui se classent de facto dans le camp du bien, alors même que la nouvelle présidence Trump est qualifiée d’autoritarisme populiste par un nombre croissant d’observateurs et de chercheurs 6. Cette asymétrie argumentative trahit l’objectif réel : justifier une concentration monopolistique des capacités d’IA sous une hégémonie américaine qui continue de s’inclure dans un récit progressiste alors que sa politique intérieure en diverge désormais largement.
Une rhétorique au service du complexe militaro-industriel
Dans son discours de fin de mandat de janvier 1961, le président sortant Eisenhower mets en garde contre la possible montée en force d’un complexe militaro-industriel omnipotent. Le rapport RAND semble y faire écho parfaitement tant il pousse l’argument technologique comme levier définitif de la puissance américaine. L’analyse géopolitique cède ainsi rapidement place à un plaidoyer pro domo pour l’industrie technologique américaine. Les recommandations convergent invariablement vers le même triptyque : investissements publics massifs, partenariats public-privé renforcés, et contrôles d’exportation draconiens sur les semi-conducteurs. Cette recette bénéficie directement aux géants technologiques américains comme Google, Microsoft, OpenAI dont les patrons ont, faut-il le rappeler, tous assisté avec une obédience coupable à l’inauguration de Donald Trump en janvier 2025.
Les scénarios catastrophes du rapport fonctionnent d’ailleurs comme autant de prophéties autoréalisatrices. En agitant le spectre d’un « AGI Coup » pourtant réfuté 7, où des intelligences artificielles coordonnées renverseraient l’ordre géopolitique, le rapport légitime préventivement toute mesure de surveillance et de contrôle technologique. Cette instrumentalisation de l’angoisse existentielle rappelle les justifications apportées au développement de l’arsenal nucléaire durant la Guerre froide 8.
Le document révèle également ses biais méthodologiques patents. Les vingt-six experts interrogés proviennent majoritairement de l’écosystème technologique américain, créant un effet de chambre d’écho prévisible. Cette endogamie intellectuelle produit une analyse circulaire : l’AGI représente un enjeu géopolitique majeur parce que les acteurs du secteur le proclament, et inversement.
Vers une nouvelle bulle spéculative ?
Au-delà de la géopolitique, cette rhétorique alarmiste nourrit une dynamique spéculative inquiétante autour de l’IA 9. En présentant l’AGI comme une technologie révolutionnaire imminente (les experts interrogés évoquent une probabilité de 50 % d’automatisation complète des tâches humaines d’ici 2047 ) le rapport encourage l’afflux de capitaux vers un secteur technologique déjà surévalué 10.
Cette surenchère promotionnelle masque les incertitudes techniques fondamentales entourant l’AGI. Aucun consensus scientifique n’existe sur sa faisabilité, ses délais d’émergence, ou même sa définition précise 11. Pourtant, la RAND présente ces développements hypothétiques comme des certitudes stratégiques, transformant la spéculation technologique en impératif de sécurité nationale 12.
Cette confusion entretenue entre innovation et domination géopolitique caractérise l’approche américaine contemporaine de la technologie. L’AGI devient le nouveau Saint Graal d’une puissance hégémonique en déclin, cherchant dans l’avance technologique le moyen de préserver sa primauté mondiale face à l’émergence chinoise.
L’histoire technologique enseigne pourtant que les révolutions annoncées génèrent souvent plus de bulles spéculatives que de transformations durables 13. En instrumentalisant l’AGI comme nouvelle frontière géopolitique, ce rapport apporte les ferments aux mêmes mécanismes qui ont présidé aux crises technologiques précédentes.
- How Artificial General Intelligence Could Affect the Rise and Fall of Nations: Visions for Potential AGI Futures. Santa Monica, CA: RAND Corporation, 2025. ↩︎
- AI 2027, une bonne vieille daube, Thomas Gerbaud, Synth, 22 avril 2025 ↩︎
- The Shock Doctrine, Naomi Klein, 2007 ↩︎
- On refait la Tech – IA : la stratégie du choc, Trench Tech, Gerald Holubowicz, 2023 ↩︎
- New and Old Cold Wars: The Tech War and the Role of Technology in Great Power Politics, Stephanie Christine Winkler, 2 avril 2025 ↩︎
- There’s a term for Trump’s political style: authoritarian populism, UC Berkely News, Lila Thulin, 21 janvier 2025 ↩︎
- Why do Experts Disagree on Existential Risk and P(doom)? A Survey of AI Experts, Severin Field, 25 janvier 2025 ↩︎
- The Nuclear Arms Race and the Psychology of Power, Jerome D. Frank, 1986 ↩︎
- From boom to burst, the AI bubble is only heading in one direction, The Guardian, 13 avril 2024 ↩︎
- AI Generated Business: The Rise of AGI and the Rush to Find a Working Revenue Model, AI Now Institute, Brian Merchant, December 2024 ↩︎
- *Why We’re Unlikely to Get Artificial General Intelligence Anytime Soon, New York Times, 16 mai 2025 ↩︎
- Memorandum on Advancing the United States’ Leadership in Artificial Intelligence; Harnessing Artificial Intelligence to Fulfill National Security Objectives; and Fostering the Safety, Security, and Trustworthiness of Artificial Intelligence, La Maison Blanche, 24 octobre 2024 ↩︎
- Why the AI Hype is Another Tech Bubble, 5 novembre 2024 ↩︎