À peine moins de deux ans après la signature d'un accord historique censé protéger les acteurs de l'intelligence artificielle, Hollywood se retrouve confronté à Tilly Norwood. Une actrice synthétique qui n'existe évidemment pas, mais replonge Hollywood dans la dystopie qu'elle a elle-même produite en 2013, dans le Congrès 1, où le marketing cynique et les menaces concrètes vis-à-vis des acteurs et actrices ravivent les fractures d'une industrie qui pensait avoir conjuré le spectre de la déshumanisation.
CET ARTICLE EST GRATUIT ET ACCESSIBLE À TOUTES ET TOUS
Engagez-vous avec nous, faites un don défiscalisé et faites vivre un média indépendant !
On le voyait venir depuis que les deepfakes avaient tapé dans l’œil de certains pontes d’Hollywood. Les rumeurs courraient que certains acteurs, comme Samuel L. Jackson s’étaient fait entièrement scanner pour de futurs rôles. Mais lorsque Eline Van der Velden, une ancienne actrice reconvertie en CEO de Particle6, société britannique spécialisée dans la production assistée par IA depuis 2022, annonce au Festival de Zurich qu’une agence représenterait bientôt son avatar Tilly Norwood, la guerre est relancée. L’affaire dépasse rapidement le cercle des professionnels pour devenir un cas d’école médiatique. Emily Blunt et Whoopi Goldberg protestent contre la farce numérique que Norwood représente 2. Abigail Breslin exhorte ses collègues au boycott. La directrice Reed Morano rappelle que jouer la comédie, c’est précisément ce qui fait notre humanité, une expérience incarnée qu’aucun assemblage de prompts ne saurait reproduire. Le malaise s’installe, diffus, mais palpable.
Les cicatrices encore fraîches du combat syndical
La virulence des réactions s’explique d’abord par leur relative proximité avec les grèves de 2023. Pendant 118 jours les membres de SAG-AFTRA avaient cessé le travail pour obtenir des protections face aux usages algorithmiques de leur image. Le contrat finalement signé en décembre encadrait la pratique du body scanning, la technique qui permet aux studios de créer des répliques numériques d’acteurs de complément, utilisables ensuite dans d’autres scènes sans compensation additionnelle. Les clauses obtenues imposaient consentement et rémunération, mais nombre de grévistes ont estimé que ces garde-fous étaient insuffisants, truffés de zones grises exploitables. Le cynisme du producteur du Congrès, incarné par Danny Huston, dans toute sa splendeur.
L’émergence de Tilly Norwood intervient dans cet entre-deux fragile, alors que l’industrie digère à peine ses concessions. SAG-AFTRA rappelle que la créativité doit rester centrée sur l’humain et son opposition au remplacement des interprètes par des entités synthétiques. Equity, l’équivalent britannique de la SAG-AFTRA, refuse même d’accorder le statut d’actrice à cette construction algorithmique, n’y voyant qu’un outil technique parmi d’autres. Presque logique. L’enjeu symbolique prend une ampleur particulière lorsque les grandes agences comme WME ou Gersh déclinent publiquement toute représentation d’un avatar, affirmant ne travailler qu’avec des êtres humains. Une posture défensive qui dessine une ligne de front inattendue : ceux qui sont censés négocier pour les créatifs semblaient sur le point de franchir la ligne rouge.
Une provocation qui cristallise des angoisses structurelles
Tilly Norwood n’est pourtant pas un produit particulièrement abouti. Son portfolio se limite à une vidéo générée par IA, AI Commissioner, diffusée sur YouTube avec environ 530 000 vues en quelques mois. The Guardian la qualifie de laborieuse et dépourvue de tout intérêt narratif. C’est même plus navrant que ça et on sent le coup marketing pensé par des costumes sans vie sortis d’une vague école de commerce. Sur son compte Instagram, Tilly Norwood cultive une esthétique d’influenceuse creuse et sans relief. Même Lil Miquela semble douée de plus de vie. Cafés glacés londoniens et formules creuses, le compte Instagram de Tilly Norwood ne pèse pas lourd. Elle s’y présente en une phrase, “soit on l’a, soit on prétend qu’on ne l’a pas. Je suis une création.”
Dans un article de la NPR, Charlie Fink, producteur et analyste spécialisé dans les technologies émergentes du divertissement, souligne la difficulté à imaginer un avatar concurrencer sérieusement les vedettes établies 3. Bryn Mooser, fondateur du studio Asteria basé à Los Angeles, va plus loin dans Variety 4 en affirmant que la réaction elle-même constitue le véritable événement, révélateur d’un moment de tension extrême dans l’écosystème hollywoodien. Contrairement à ce qu’affirme Van der Velden, Tilly Norwood ne menace vraisemblablement pas Scarlett Johansson. En revanche, les interprètes de second plan, les comédiens de doublage, les figurants, ce sont eux qui se trouvent exposés aux logiques de substitution économique.
Entre coup de bluff et préfiguration dystopique
Ex-youtubeuse sous le pseudonyme Miss Holland dans un show éponyme5 diffusé sur la chaine néerlandaise NPO3, Van der Velden s’était fait connaître par son style brut et sans détour façon Connasse de Camille Cottin. Sa défense de Norwood comme œuvre d’art, outil créatif comparable à un nouveau pinceau, pousse le trait de la provocation.
Pour autant, la multiplication des studios spécialisés en contenus génératifs (plusieurs dizaines ont émergé ces deux dernières années) et le perfectionnement à vitesse grand V des modèles de diffusion comme Sora 2 d’OpenAI ou Vibes de Meta transforment rapidement le paysage. Les outils deviennent accessibles, les barrières techniques s’effacent même si la part de travail humain dans les productions rencontrée sur les réseaux est encore considérable.
Tilly Norwood n’est peut-être qu’une passade médiatique habilement orchestrée, un test de réaction publique plus qu’une révolution industrielle, mais elle expose la précarité des protections arrachées de haute lutte par les actrices et acteurs et la persistance d’un modèle économique qui cherche, avec un cynisme de plus en plus affiché, à contourner le coût du travail artistique. Les accords syndicaux suffiront-ils à endiguer cette vague de supers avatars? Les grands noms d’Hollywood seront-ils les seuls à garder la tête hors de l’eau? Les patrons de studios entendent bien saisir l’opportunité pour abaisser leurs coûts de production, quel que soit le prix artistique à payer.
Soutenez Synth
Face à la domination des GAFAM et de leurs algorithmes opaques, reprenons la main sur les récits technologiques qui façonnent notre quotidien.
En soutenant Synth, vous co-construisez une voix forte et libre. Contribuez dès aujourd’hui avec un don défiscalisé à 66 % : chaque euro compte, et un engagement mensuel multiplie l’impact.
- Le Congrès, Robin Wright (qui joue Robin Wright), se voit proposer par la Miramount d’être scannée, 2013 ↩︎
- Emily Blunt, Whoopi Goldberg… les célébrités s’opposent à Tilly Norwood, cette actrice générée par l’IA, Vanity Fair, 1er octobre 2025 ↩︎
- Could ‘the next Scarlett Johansson or Natalie Portman’ be an AI avatar? NPR, 1er octobre 2025 ↩︎
- AI Actress Tilly Norwood Has Hollywood Fuming. Is She a Threat or a Stunt? Variety, 8 octobre 2025 ↩︎
- Great British Beauty | MISS HOLLAND #1, NPO3 ↩︎