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Le « decomputing » comme acte de résistance – Partie 1

Ce texte 1 – que Synth publie en deux parties est intitulé « Le décomputing comme résistance ». J'y soutiendrai que l'IA contemporaine révèle les coutures de notre système actuel d'une manière qui ne peut être ignorée, mais doit être combattue. Quiconque a utilisé un grand modèle de langage pendant un certain temps connaît leur propension aux hallucinations et aux bugs. 

Je propose que l'IA soit en elle-même un bug dans la matrice de l'ordre néolibéral qui ne révèle rien de moins que son entropie croissante. Ce que je propose comme contre-mesure est le « décomputing », une approche qui cible directement l'intelligence artificielle, mais qui entend détricoter quelque chose de plus vaste que le numérique. Le décomputing c'est une manière de reconfigurer globalement nos relations sociales et économiques.

L’IA considérée comme nuisible

Quand je parle d’IA, je fais référence aux technologies spécifiques qui légitiment tant de dégâts sociaux et environnementaux en ce moment, à savoir les réseaux de neurones et les modèles transformers.

Il est fascinant d’observer l’essor de ces mécanismes d’IA, car en réalité, c’est une fiction. L’IA prédictive est aussi peu fiable que l’IA générative et toutes deux sont des opérations de reconnaissance de schémas répétitifs à grande échelle, dont la seule prise sur la réalité est la corrélation. C’est comme QAnon informatique.

D’ailleurs le fait que ces modèles soient également totalement opaques rend impossible de dévoiler le processus qui a conduit à un résultat particulier. En pratique, les modèles de raisonnement ne peuvent pas vraiment vous dire comment ils sont arrivés à une réponse. Pourtant, l’IA est présentée comme la solution technologique généralisable aux problèmes les plus épineux de la société, et comme un agent si intelligent qu’il sera certainement capable de vous remplacer.

Alors que l’IA réelle n’est apte à remplacer ni quoi que ce soit ni qui que ce soit, elle fonctionne bel et bien comme un moteur de précarisation et de marginalisation, d’ubérisation et de coupes algorithmiques dans l’aide sociale. C’est un appareil qui extrait grossièrement autant de connaissances humaines codifiées qu’il peut afin de fournir un substitut médiocre à des fonctions sociales essentielles, comme l’éducation et la santé, tout en concentrant davantage richesse et pouvoir.

Violence infrastructurelle

Cette violence structurelle s’accompagne désormais de quantités tout aussi flagrantes de violence environnementale.

Comme on l’a maintenant découvert, les prétendus avantages d’un chatbot dans votre poche s’accompagnent d’un énorme prix en termes de consommation d’énergie et d’eau, et d’une chaîne d’approvisionnement de GPU qui dépend de l’extractivisme colonial et des minerais de conflit.

Ce n’est pas tant que les besoins énergétiques de l’IA soient ce Léviathan qui nous fait basculer dans un changement climatique irréversible, l’industrie des combustibles fossiles et l’agriculture industrielle n’ont besoin d’aucune aide sur ce point.

C’est plutôt que l’inévitabilité incontestable de l’IA, comme seul avenir pour le développement économique et comme clef du pouvoir géopolitique, signifie que les entreprises d’IA peuvent abandonner leur simulacre performatif de soutenabilité, et devenir, au contraire, un moyen de re-légitimer la consommation illimitée d’énergie.

Ça veut dire que lorsque des infrastructures vieillissantes du pays, qui déjà fragilisées par les promesses de privatisations et les logiques de profit, sont poussées à la limite par les demandes énormes des centres de données, l’IA aura la priorité sur les simples besoins humains.

L’évolutivité

Je veux me concentrer un instant sur l’évolutivité comme concept qui lie ensemble l’appareil technique et social de l’IA.

Le modèle connexionniste de l’IA qui sous-tend tout cela existe depuis des décennies, mais a été largement ignoré jusqu’en 2012 parce qu’il fallait trop de données et de puissance de calcul pour produire des réponses plausibles. La convergence malheureuse des réseaux sociaux, des jeux de données participatifs et des GPU a tout changé.

L’industrie de l’IA a depuis généré un mini-univers de métriques auto-renforçantes et teintées d’eugénisme qui prétendent mesurer le progrès tout en échouant à s’attaquer aux choses qui ont vraiment besoin de changer.

Le moteur fondamental du succès sur ces métriques est l’évolutivité des jeux de données et de la puissance de calcul. Si nous comptons le calcul en opérations à virgule flottante ou FLOP, nous sommes passés du premier AlexNet à 10^17 FLOP aux modèles récents à 10^25 FLOP ou plus. Pour mettre ça en perspective, ce niveau d’évolutivité dépasse toute autre prétendue révolution technologique, de l’adoption du téléphone mobile au séquençage du génome.

La logique globale de toutes les métriques de l’industrie est exactement la même que le PIB. La seule chose qui compte est la croissance, la croissance, la croissance, peu importe les dégâts collatéraux en chemin. L’évolutivité illimitée est une vision de croissance infinie qui repose sur la recherche permanente de communs hors du marché à privatiser et sur l’appropriation de volumes de connaissances inaccessibles à l’être humain.

C’est l’évolutivité qui attire les flux impatients du capital-risque, et c’est l’évolutivité qui sous-tend les affirmations sur l’émergence d’une superintelligence. Aux yeux des défenseurs de l’IA, il n’y a pas de limites sociales, environnementales ou planétaires. En réalité, ils défendent la nécessité d’aller plus loin et plus vite car seule l’IA peut nous sauver de la crise climatique et soigner toutes les maladies humaines.

Mobilisation totale

Je suggère que la convergence des forces autour de l’infrastructure de l’IA peut être comprise comme une forme de « mobilisation totale », un terme inventé dans les années 1930 par l’écrivain ultra-nationaliste Ernst Jünger pour caractériser la canalisation de l’ensemble des ressources matérielles et énergétiques d’une nation vers un nouvel ordre technologique.

Il affirmait que nous étions entrés dans une nouvelle ère, une ère qui exige « la conversion de la vie elle-même en énergie » alors que les nations sont « poussées sans relâche à saisir la matière, le mouvement et la force par le formalisme de la technoscience ».

La mobilisation totale légitime une nouvelle forme d’ordre politique basée sur le vitalisme du conflit. Aujourd’hui, nous voyons les grandes entreprises d’IA abandonner leurs engagements pour le bien commun et se rallier autour de visions renouvelées de domination nationale par la puissance militaire et économique.

Le résultat de la mobilisation de toutes ces énergies disponibles n’est pas simplement l’accumulation du capital, mais la rupture de la société avec ses amarres précédentes, et un alignement avec la vision de Jünger d’une percée vers une nouvelle époque à travers une transformation technologique violente.

Interpréter la poussée incessante vers toujours plus d’IA sous l’angle de la mobilisation totale donne du sens à son nihilisme apparent en tant que volonté de puissance nietzschéenne.

Technofascisme

Je ne dis pas que nos dirigeants technologiques et politiques sont des étudiants assidus des idées de Jünger. C’est plutôt que la mobilisation totale capture les niveaux quasi sectaires d’engagement envers l’IA, autant de la part de patrons d’entreprises que de gouvernements nationaux.

L’ordre néolibéral s’effondre sous le poids accumulé de ses propres contradictions et des chocs systémiques qui en résultent, comme l’austérité et le changement climatique. Ceux qui souhaitent maintenir une asymétrie massive de pouvoir et de richesse semblent n’avoir d’autres réponses que des affirmations sur la technologie de science-fiction et un autoritarisme croissant.

La mobilisation totale résonne fortement avec l’accélérationnisme et les politiques de la néoréaction qui imprègnent profondément l’industrie technologique et forment le pont vers des mouvements politiques comme MAGA et l’extrême droite. Comprendre ces développements aux côtés de la prolifération des infrastructures d’IA comme une forme de mobilisation totale suggère que nous avons affaire à un changement de phase technopolitique, qui ne sera ni dissuadé ni retenu par la rationalité ou la réglementation et traitera ces vies en dehors de la minuscule élite destinée à mener ce changement comme essentiellement jetables.

Traduction: GH

  1. Decomputing as Resistance, Dan McQuillan, 16 juillet 2025 ↩︎

Face à la domination des GAFAM et de leurs algorithmes opaques, reprenons la main sur les récits technologiques qui façonnent notre quotidien.

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