EN UN COUP D’OEIL
- Vers une surveillance permanente : La vidéosurveillance algorithmique, inaugurée pour les JO 2024, pose des risques durables pour les libertés individuelles et la démocratie.
- Un contrôle opaque : L’absence de transparence sur les critères des algorithmes amplifie les dérives arbitraires et les discriminations automatisées.
- Privatisation inquiétante : La délégation de la sécurité à des acteurs privés alimente un capitalisme de la surveillance au détriment des droits citoyens.
La technologie se fait souvent le reflet de la société qui la déploie. Les Jeux Olympiques 2024, particulièrement perçus comme un moment de rassemblement universel et de célébration des valeurs humaines, ont été accompagnés d’une "innovation" peu glorieuse : la vidéosurveillance algorithmique (VSA). Quels risques posent le dispositif pour les libertés individuelles dans une société où l’intelligence artificielle (IA) analyse nos moindres mouvements ? Et plus encore, quelles dérives vers une société de surveillance permanente devons-nous anticiper ?
Inspirée par les promesses d’une sécurité renforcée, la VSA a été déployée à Paris dans le cadre des Jeux Olympiques. Ce dispositif repose sur un traitement algorithmique des images captées par les caméras de surveillance disséminées dans l’espace public et les réseaux de transport. En analysant en temps réel les comportements discutablement considérés comme « anormaux » 1, l’intelligence artificielle promet une vigilance accrue et un renforcement des capacités de réaction des forces de l’ordre.
Une solution “pragmatique” pour celles et ceux qui érigent la sécurité comme la clef de voûte de la démocratie et n’hésitent pas à questionner l’état de droit 2 3 mais qui soulèvent la question de la normalisation du contrôle constant sur les citoyens. Michel Foucault, dans Surveiller et punir 4, avait déjà théorisé l’avènement d’une société panoptique, où l’individu, sous surveillance permanente, devient docile, anticipant lui-même ses actions par peur d’être observé. Concept qu’on retrouve dans l’œuvre de Georges Orwel, 1984 5. En plaçant chaque individu sous l’œil invisible d’une machine, la VSA pourrait amplifier cette dynamique en automatisant ce contrôle, sans même que les citoyens en aient pleinement conscience.
Les critiques de ce dispositif – dont la Quadrature du Net fait partie – ne manquent pas de souligner les incompatibilités légales et morales qui l’entourent. Si la loi d’avril 2023 a posé des cadres réglementaires à son usage, l’absence de clarté sur les critères utilisés par les algorithmes pose un problème fondamental pour la démocratie. Quels comportements seront jugés anormaux ? Comment ces normes seront-elles établies, et par qui ? Comment s’assurer qu’elles ne soient jamais dévoyées? Ce flou juridique menace les droits fondamentaux de tous les citoyens, ouvrant la porte aux discriminations basées sur des interprétations automatisées des comportements. Personne n’est à l’abri dans un système où la surveillance est maximisée voire politisée 6.
Hannah Arendt, philosophe politique du totalitarisme, nous rappelle d’ailleurs dans Les Origines du totalitarisme que la domination repose souvent sur une dilution des cadres juridiques, rendant floues les lignes entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Dans le cadre de la VSA, c’est l’État qui, en définissant ces critères sans transparence, exerce une forme de contrôle potentiellement arbitraire sur la population. Résultat, une érosion des libertés démocratiques, car la surveillance devient à la fois invisible et imprévisible.
La privatisation de la sécurité : Un danger pour la démocratie
Au-delà du rôle de l’État, la privatisation de la surveillance peut légitimement inquiéter. Les Jeux de Paris 2024 ont offert un terrain d’expérimentation idéal aux entreprises du secteur, avec un appel d’offres de 8 millions d’euros attribué à des acteurs privés. Une forme de mise en pratique du « capitalisme de la surveillance » 7, pour reprendre les termes de Shoshana Zuboff, qui montre un autre danger : celui d’une externalisation des fonctions régaliennes de l’État au profit d’intérêts privés.
Lorsque la sécurité devient une marchandise, elle n’est plus un droit inaliénable mais un produit, vendu et acheté. Ce transfert de pouvoir des mains publiques vers des entreprises à vocation commerciales pose une question fondamentale : jusqu’où la sécurité peut-elle être déléguée à des entités privées dont la motivation première est le profit ? Le risque est d’ouvrir la voie à une surenchère technologique dans la surveillance, au détriment des droits des citoyens, réduits à des objets de données exploitables pour des gains économiques. Les États-Unis, pionnier dans ce secteur, ne montrent pas une prospective radieuse sur ce point.
Giorgio Agamben, philosophe italien, a largement étudié ce qu’il appelle « l’état d’exception » 8, c’est-à-dire la manière dont les régimes de crise permettent à l’État de suspendre provisoirement le cadre démocratique pour instaurer des dispositifs de contrôle. Avec la VSA, c’est ce même mécanisme qui est à l’œuvre. D’abord présenté comme une mesure temporaire pour des événements à haut risque, il risque de devenir une norme, effaçant peu à peu les distinctions entre vie publique et vie privée. L’État de droit se dilue progressivement au profit d’un état de surveillance.
Que reste-t-il de nos libertés ?
En fin de compte, la VSA pose une question cruciale : que devient la liberté dans une société où l’on est constamment observé par des algorithmes ? La liberté, selon le très libéral John Stuart Mill, est la capacité de l’individu à agir sans être entravé par des contraintes arbitraires.
Sans dégager complètement la norme de l’équation, lorsque des systèmes de surveillance automatisés analysent nos faits et gestes en permanence par des dispositifs de plus en plus sophistiqués, il devient difficile d’affirmer que nous sommes encore libres de nos mouvements et de nos choix. L’automatisation de la surveillance transforme la nature même de l’espace public, qui devient un espace de contrôle permanent, sapant les fondements mêmes de la démocratie, aggravant du même coup le sentiment grandissant d’un illibéralisme 9, voire d’un autoritarisme infondé.
Alain Chouraqui, chercheur émérite au CNRS, décrit les étapes subtiles de cette bascule indolore.
« La première séquence de cette deuxième étape correspond à une perte généralisée des repères, des questions identitaires exacerbées, une forte demande d’autorité, des institutions attaquées et ébranlées, un rejet des élites, des crises mal maîtrisées, des pouvoirs politiques débordés, des désordres et des agressions plus nombreux. Le sociétal déborde le politique dont les outils et les registres d’action habituels sont alors inadaptés. Et l’on s’habitue à la violence. Préférant l’ordre à la liberté, beaucoup sont prêts à suivre une doctrine extrémiste et souvent un chef autoritaire. Le confort de la meute l’emporte souvent sur la liberté individuelle » 10.
- Anormalité, surveillance et fichiers de police, Jean-Jacques Lavenue, 2009 ↩︎
- L’État de droit est-il ni “intangible ni sacré”, comme l’affirme Bruno Retailleau ? Les Surligneurs, 2 octobre 2024 ↩︎
- La crise de l’Etat de droit en Europe. De quoi parle-t-on ? Éric Carpano, 2019 ↩︎
- Surveiller et prévenir. La nouvelle société panoptique, Christian Laval, 2012 ↩︎
- Le panoptique et 1984 : confrontation de deux figures politiques d’asservissement, Christine Ragoucy, 2010 ↩︎
- Pourquoi n’avoir « rien à cacher » n’est pas une raison pour accepter la surveillance de masse, Usbek & Rica, 20 septembre 2017 ↩︎
- Un capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, 2019 ↩︎
- État d’exception, Homo sacer, Giorgio Agamben, Éditions du Seuil, 2003 ↩︎
- Vu de l’étranger, Macron sur la pente glissante de l’illibéralisme, Libération, 18 avril 2023 ↩︎
- Comment peut basculer une démocratie ? Tirer les leçons de l’expérience collective, AMU, mars 2022 ↩︎