Il est 7h00. Le réveil (sans doute un smartphone posé nonchalamment sur la table de nuit) sonne. D’un geste mécanique, on effleure l’écran tactile pour couper la nuisance auditive. Reconnaissance faciale, ouverture de l’application mail, ou d’un réseau social – les petites pastilles rouges guident notre errance matinale...
La journée s’enchaîne ensuite. Douche/petit-dej’/métro/boulot – bref. Alors que les lieux et les rencontres changent sans cesse, demeure une évidence : la technologie. Ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, tout simplement présente. Serions-nous accro ? Serions-nous devenus dépendants de cette innovation que nous avons nous-mêmes conçue ?
La question de la dépendance vient toucher au rapport profondément ambivalent que nous entretenons avec la tech : ni totalement esclave, ni totalement maître – « mi-complice, mi-victime, comme tout le monde » aurait dit Sartre. Cette étrange relation dont la stabilité semble factice fait naturellement penser à la dialectique du maître et de l’esclave développée par Hegel dans sa « Phénoménologie de l’Esprit ». Dans un célèbre passage, le philosophe allemand observe que, par son travail, l’esclave joue un rôle actif sur le monde qui l’entoure : il le transforme, se l’approprie, s’y invite – alors que le maître, dans son oisiveté de celui qui « fait faire », incarne un rôle bien plus passif.
En acquérant alors une véritable connaissance, une véritable maîtrise, du monde et en développant son appréhension sur celui-ci, l’esclave se rend indispensable au maître qui serait bien incapable de faire quoi que ce soit lui-même ! Le rapport de force entre maître et esclave s’en trouve bouleversé, et le philosophe allemand de trouver dans le travail une potentialité de renversement du rapport de domination – c’est dans le travail et la capacité d’être activement au monde de l’esclave que ce dernier peut trouver la voie de son émancipation… à condition qu’il ne laisse pas ensuite aller à la paresse et qu’il persiste dans son effort et son travail (au risque de devenir le maître et de sombrer dans l’inaction !)
Le lecteur avertit aura certainement remarqué le lien qui existe avec la technologie : dans notre position de maître oisif, dominant la technologie que nous avons créée (ou plutôt, que d’autres ont créée pour nous !), nous nous retrouvons aliénés à une technique qui nous dépasse et à laquelle nous ne comprenons rien ! Comme le maître d’Hegel, nous nous retrouvons alors esclaves car incapables de nous débrouiller sans toutes ces applications qui nous facilitent considérablement la vie… À notre tour, nous « faisons faire » par la machine une série d’actions, une série de choix : quel chemin emprunter, quel article lire, que manger, avec qui coucher – nous nous contentons, d’un geste du doigt, de faire faire, la machine s’exécutant ensuite.
La condition première d’incorporation des objets techniques à la culture serait que l’homme ne soit ni inférieur ni supérieur aux objets techniques
Gilbert Simondon
Faut-il alors en tirer une conclusion réactionnaire selon laquelle nous serions tous des idiots digitaux ? N’y aurait-il aucun moyen pour nous de renverser à nouveau cette tension insupportable, cette dialectique perverse ? Ne tombons pas dans des postures victimaires ou moralisatrices qui manqueraient la subtilité que requiert la question de notre rapport technologique. On ne peut cependant pas manquer de noter une certaine justesse dans la situation hégélienne, et d’être touché par sa pertinence – plus de deux cent ans après avoir été mise sur papier : le maître, immanquablement, se complait dans sa situation, sans réaliser que le contrôle lui échappe et qu’il n’est plus qu’un pantin.
Au-delà du travail préconisé par le philosophe allemand, il y a sans doute un sujet qui met tout le monde d’accord : l’éducation au numérique est indispensable à notre esprit critique et à notre rapport au monde, et à autrui. Il faut donc que chacun et chacune apprenne et comprenne ce qui se passe à l’intérieur de la machine pour se réapproprier son lien à celle-ci : c’est parce que je sais que la technique peut me manipuler que je ré-apprends à l’apprivoiser et à me l’approprier pour m’assurer que je reste bien le maître… et non l’esclave !
Le philosophe français Gilbert Simondon était réputé pour, littéralement, ouvrir des machines dans les salles de classe et (faire) réfléchir sur le cœur même de la technique. En 1958, il écrivait que « la condition première d’incorporation des objets techniques à la culture serait que l’homme ne soit ni inférieur ni supérieur aux objets techniques, qu’il puisse les aborder et apprendre à les connaître en entretenant avec eux une relation d’égalité, de réciprocité d’échanges : une relation sociale, en quelque manière » – transcendant la dialectique du maître et de l’esclave hégélienne, Simondon nous propose une nouvelle voie, faite d’apaisement, d’appropriation et d’incorporation à la culture. Une sorte de transcendance du statut de pantin.