Garder un oeil critique sur la tech

The Tech Coup : entretien avec l’ex-eurodéputée Marietje Schaake

EN UN COUP D’OEIL

  • Le « coup » de la tech : partout dans le monde, la “digitalisation” conduit au transfert de pans entiers de l’action publique vers des entreprises technologies privées
  • Perte d’autonomie : des infrastructures à la gouvernance, l’action publique perd en autonomie et en efficacité
  • Affaiblissement démocratique : ce coup d’État technologique est un réel danger pour les démocraties libérales
Ancienne eurodéputée social-démocrate, la néerlandaise Marietje Schaake est l'autrice d'un essai sur le « coup d'État technologique » mondial qui menace, selon elle, la démocratie : The Tech Coup, How to Save Democracy from Silicon Valley (Princeton University, 2024). Pour Synth, elle revient sur les manifestations récentes de ce « coup », depuis l'arraisonnement de l'État fédéral américain par Elon Musk jusqu'aux développements de l'IA dans le monde. 

Mathilde Saliou : Depuis le mois de janvier 2025, Elon Musk et l’équipe de son « service de l’efficacité gouvernementale » (DOGE) se sont emparés des systèmes informatiques de l’État fédéral. Ils appliquent leur discours selon lequel des représentants de l’industrie technologique seraient mieux capable de gouverner que les gouvernements eux-mêmes. Est-ce le genre d’événement que vous anticipiez, lorsque vous alertiez contre un coup d’État technologique ?

Marietje Schaake : Ça ressemble tout à fait à un coup d’État technologique. Le propos de mon livre était de pointer l’extension systématique de l’industrie numérique dans tous les pans de la société, en montrant notamment comment le secteur public externalise ses tâches vers le secteur privé, quasiment sans prévoir de contrepouvoir. Avec pour conséquence une capture de la puissance publique par la tech et le secteur privé. J’étais déjà inquiète au moment d’écrire The Tech Coup, mais ce qui est en train de se dérouler n’en reste pas moins choquant et très inquiétant.

Cela dit, le discours sur la capacité de l’industrie numérique à mieux réaliser les tâches gouvernementales que les gouvernements eux-mêmes reste un point de vue, le leur. Car l’efficacité de leurs actions reste à prouver. Mais ce discours a la capacité à cadrer le débat, notamment en imposant l’idée selon laquelle l’innovation serait nécessairement freinée par la régulation.

Toute la promesse de la numérisation est qu’elle permettrait aux gouvernements d’être “mieux équipés, mieux gérés, de mieux répondre aux problématiques des citoyens”. Or, si on observe les fuites de données qui surviennent en permanence, la cybersécurité de ces activités n’est absolument pas à la hauteur de cet objectif.

Ce que cette externalisation a produit de plus évident, c’est une réduction de l’autonomie de la force publique, une diminution de sa compréhension des multiples manières qu’à la tech de toucher nos sociétés, une réduction de son pouvoir en cas de cyberattaques… Et tout cela forme une spirale négative qui nous tire toujours plus bas.

Quand, en tant que puissance publique, vous avez perdu du pouvoir en externalisant vos prérogatives vers l’industrie technologique, il devient d’autant plus facile d’externaliser à nouveau lorsque la vague de technologies suivantes arrive, puisque vous ne comprenez pas les enjeux. Or il est essentiel de garder des contre-pouvoirs, d’être en capacité de vérifier de manière indépendante ce que les entreprises font, que ce soit en termes de réseaux sociaux, d’intelligence artificielle, de cybersécurité, d’infrastructure, etc.

Nous devons récupérer la primauté de la gouvernance en faveur de l’intérêt public.

Mathilde Saliou : Dans un contexte marqué par la guerre hybride menée par la Russie et la volonté impérialiste affichée par Donald Trump, l’enjeu de “militarisation de tout” (weaponization of everything) que vous décrivez dans The Tech Coup paraît urgent. Quelles actions concrètes l’Union européenne vous semble-t-elle devoir prendre pour y répondre ?

Marietje Schaake : Certaines des obligations les plus fortes inscrites dans des textes récents, dont le Digital Markets Act et le Digital Services Act, étaient déjà pensés pour outiller la lutte contre les interférences étrangères. Mais je crois essentiel que l’Union européenne se rende moins dépendante des technologies étrangères, et en particulier des technologies états-uniennes. L’Union européenne doit développer ses propres solutions numériques.

Cela signifie aussi que les gouvernements doivent prendre de meilleures décisions. La position adoptée par le gouvernement français dans le cadre des négociations sur le règlement sur l’IA, par exemple, n’a pas aidé. Celle de Georgia Meloni, en Italie, qui discute avec Elon Musk pour recourir à Starlink non plus. Dépendre d’un fournisseur étranger, susceptible d’avoir des intérêts divergents, peut constituer un risque de sécurité nationale. On parle d’enjeux de sécurité nationale, de compétences nationale, il s’agit de déployer notre propre pouvoir ou de devenir dépendant d’un acteur étranger.

Nous devons récupérer la primauté de la gouvernance en faveur de l’intérêt public. Chacune de nos décisions devrait être prise dans le but de desserrer l’emprise des entreprises technologiques sur notre gouvernance, nos décisions, notre infrastructure, etc.

Elon Musk, Donald Trump et d’autres acteurs essaient d’affaiblir l’Union européenne, car il s’agit du marché le plus fort qui travaille à réguler les entreprises états-uniennes. Pour autant, je crois que certains des choix les plus fondamentaux n’ont pas encore été faits. Ils doivent l’être. Je parle de choix en termes d’investissement, de contrôle renforcé, de décisions claires dans les accords conclus avec des entreprises du numérique… Nous devons examiner d’un œil très critique chacun des choix que nous voulons faire en matière de technologies.

Le Sommet diplomatique sur l’intelligence artificielle, par exemple, a été coprésidé par Emmanuel Macron et le premier ministre indien Narendra Modi. Je crois que cela illustre l’équilibre très délicat que nous avons besoin de trouver. Le monde démocratique a besoin de l’Inde comme allié au sein d’une coalition, pour tenter de dessiner une troisième voie entre les pôles que sont les États-Unis et la Chine. Cela dit, l’Inde présente de réels problèmes en matière de respect des droits humains. J’espère qu’Emmanuel Macron s’attaquera à ces questions.

Mathilde Saliou : Vous argumentez en faveur de la création d’une institution, un Conseil d’Orientation Technologique, au niveau de l’Union européenne. Quelle serait sa feuille de route ?

Marietje Schaake : L’une des critiques récurrentes formulée contre les régulateurs est qu’ils ne comprennent pas les enjeux numériques, ce qui a pour résultat de les écarter des réglementations technologiques. Je crois au contraire que les politiques ont pour rôle de rester généralistes, qu’ils doivent être capables d’énoncer en termes simples, en suivant de grands principes, la manière dont ils veulent se saisir de la tech.

De la même manière qu’il existe au Parlement européen un service juridique pour aider les législateurs à traduire leurs idées en textes de lois, je crois que nous aurions besoin de services technologiques pour traduire les projets de régulation en termes techniques. Les régulateurs pourraient s’y rendre pour demander : si nos données doivent être protégées, comment est-ce que ça pourrait être fait ? Si nous voulons que nos enfants soient moins dépendants aux smartphones, comment est-ce que ça pourrait être fait ?

En attendant, il me semble absolument nécessaire que les acteurs politiques attaquent ces sujets en prenant l’angle du pouvoir. S’interroger sur ce qu’il faut faire en termes d’information, d’IA, de cybersécurité, d’infrastructure est une manière très cloisonnée d’aborder ces questions. S’interroger sur la légitimité des acteurs, sur comment déterminer la sécurité des internautes, sur qui devrait être en droit de décider et d’agir face à la désinformation, cela donne un tout autre éclairage à la question.

Quant aux citoyens, ils peuvent jouer de leur pouvoir de consommateur pour faire des choix différents, pour s’éloigner des plateformes toxiques et antidémocratiques.

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