Chute de trafic de 66% sur desktop, effondrement des modèles publicitaires, cannibalisation des contenus : les résumés générés par Gemini, l'intelligence artificielle de Google, redessinent brutalement l'économie de l'information en ligne. Une transformation qui interroge la survie même du journalisme numérique.
L’algorithme de Google a toujours dicté les règles du jeu pour les éditeurs web, mais jamais de manière aussi radicale qu’aujourd’hui. Avec le déploiement de l’AI Overview et l’AI mode — des résumés automatiques qui vont progressivement trôner au sommet des pages de résultats — l’écosystème des médias traverse une crise sans précédent. Les chiffres révélés par l’étude de Kevin Indig pour Growth Memo 1 sont édifiants : les sites peuvent perdre jusqu’à deux tiers de leur trafic sur ordinateur lorsqu’un résumé IA apparaît pour leurs mots-clés stratégiques.
Cette hémorragie numérique touche particulièrement les médias qui ont construit leur modèle économique sur l’audience. Carly Steven, directrice SEO du Mail Online — huitième site d’information anglophone mondial — livre un témoignage glaçant lors du congrès WAN-IFRA de Cracovie. Pour le terme « Noor Alfallah news », son site captait 6 000 clics mensuels en position numéro un. L’apparition d’un AI Overview a fait chuter ce trafic à… 100 clics. « L’impact sur le taux de clic est vraiment dramatique », confesse-t-elle, évoquant une baisse moyenne de 56 % sur desktop et 48 % sur mobile.
Une économie de l’attention détournée
Cette redistribution des cartes s’inscrit dans une stratégie délibérée de Google pour transformer la recherche en portail fermé. L’entreprise de Mountain View perfectionne depuis 2007 sa capacité à retenir les utilisateurs sur ses propres propriétés — d’abord avec Universal Search, puis les Rich Snippets, le Knowledge Graph, et désormais l’AI Overview. Chaque innovation pousse méthodiquement les liens organiques vers le bas de la page, réduisant mécaniquement les clics sortants.
L’étude comportementale menée sur 70 utilisateurs américains révèle une réalité préoccupante, mais que beaucoup de professionnels connaissent bien : 70 % des internautes ne lisent jamais au-delà du premier tiers d’un résumé IA. Pire encore, 88 % cliquent sur « afficher plus » pour développer le contenu, s’enfonçant davantage dans l’écosystème Google sans jamais atteindre les sites sources. Cette captation de l’attention — que Rand Fishkin anticipait dès 2019 en observant que plus de la moitié des recherches se terminaient sans clic sortant — atteint aujourd’hui des proportions critiques.
Le phénomène révèle également une fracture générationnelle inquiétante. Les 25-34 ans sur mobile adoptent massivement les réponses IA, terminant une recherche sur deux directement dans l’interface Google. Cette démographie, cœur de cible publicitaire des médias, échappe progressivement aux sites d’information traditionnels.
La stratégie du fait accompli technologique
Google justifie cette mutation par l’évolution supposée des usages : requêtes plus longues, questions plus complexes, engagement accru avec les résultats. Cette argumentation masque une réalité plus prosaïque — l’entreprise utilise sa position dominante pour imposer un nouveau paradigme économique sans négociation préalable avec l’écosystème qu’elle parasite.
Le développement d’AI Mode, désormais accessible depuis la page d’accueil américaine, radicalise cette approche. Contrairement aux AI Overviews qui citent encore quelques sources, ce mode conversationnel évacue largement les références externes — les tests de Growth Memo révèlent qu’aucun lien proposé dans la boîte latérale ne correspond aux sites classés en première page pour la même requête via la recherche traditionnelle. Cette opacité interroge sur les mécanismes de sélection et la rémunération des contenus digérés par l’IA.
L’introduction de fonctionnalités comme « Buy for me » — achat automatisé via Google Pay lorsque le prix correspond aux attentes définies — parachève cette logique d’intermédiation totale. L’e-commerçant se retrouve réduit au rôle de gestionnaire de stock, dépossédé de toute relation directe avec sa clientèle. Une mauvaise nouvelle pour les éditeurs qui avaient diversifié leur activité en développant des tests et revues que les liens d’affiliation (liens commerciaux assurant un pourcentage de la vente à l’éditeur) monétisaient.
L’impasse du modèle publicitaire
Pour les éditeurs, cette transformation sonne donc comme un arrêt de mort différé. Jim Yu, PDG de BrightEdge, estime que les sites fortement exposés aux AI Overviews subissent une baisse de trafic de 30% en moyenne. Or, dans un modèle économique fondé sur les impressions publicitaires et l’affichage de contenus, cette érosion se traduit directement par une chute des revenus.
Google tente de rassurer en affirmant que « les liens inclus dans les AI Overviews génèrent plus de clics que s’ils apparaissaient dans un classement traditionnel ». Mais cette statistique masque l’essentiel : le volume global de clics s’effondre. Les données de Similarweb confirment une « augmentation massive » des recherches sans clic, particulièrement prononcée pour les requêtes équipées d’AI Overviews.
Au delà de la publicité, les abonnements risquent également d’être impactés. Si les visites en provenance de Google s’écroulent – même en dépit de l’activation de Google Discover sur ordinateur – les opportunités de conversion de lecteurs occasionnels en abonnés vont mécaniquement se réduire progressivement. Moins exposés aux contenus, aux marques, les lecteurs risquent de ne plus être aussi sensibles aux arguments de la presse. Il faudra des trésors d’ingéniosité aux éditeurs pour contrecarrer cette érosion du trafic et développer d’autres canaux de diffusion et d’acquisition pour maintenir leur socle de revenus.
Cette transformation pose une question fondamentale sur l’équité de l’écosystème numérique. Google construit ses résumés en ingérant les « 100 premiers résultats de recherche » selon ses propres termes, s’appropriant ainsi le travail éditorial sans compensation directe. L’entreprise concurrence désormais frontalement les créateurs de contenu qui alimentent historiquement son index, créant un paradoxe économique insoutenable.
Comment les médias peuvent-ils survivre dans un écosystème où leur production intellectuelle nourrit directement leur principal concurrent ? Les négociations entre Google et les syndicats et autres organisations professionnelles d’éditeurs de presse promettent d’être.
- The first-ever UX Study of Google’s AI Overviews: The Data We’ve All Been Waiting For, Growth Memo, 12 mai 2025 ↩︎