Depuis ce 27 mai, Meta exploite officiellement les publications, commentaires et interactions des utilisateurs européens pour alimenter ses modèles d'intelligence artificielle. Derrière les mécanismes d'opposition proposés se dessinent les contours d'une souveraineté numérique européenne fragilisée par l'asymétrie des rapports de force avec les géants technologiques.
L’échéance était connue depuis l’annonce du 14 avril dernier. Désormais, chaque photo partagée sur Instagram, chaque commentaire posté sur Facebook devient potentiellement une donnée d’entraînement pour Meta AI. Cette mise en application marque une étape décisive dans la stratégie d’expansion européenne du géant californien — propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp —, qui avait initialement retardé de plus d’un an le déploiement de son assistant conversationnel sur le continent en raison des réglementations strictes sur les données personnelles.
La promesse d’un droit d’opposition (opt out) sonne pourtant comme un trompe-l’œil. Meta avait précisé qu’elle « examinerait les demandes d’objection conformément aux lois pertinentes sur la protection des données », sans garantir leur acceptation systématique. Cette formulation révèle l’asymétrie fondamentale qui caractérise ces pseudo-négociations : l’entreprise se réserve le droit d’interpréter unilatéralement les limites de ce consentement supposé éclairé.
Des garde-fous insuffisants face à l’appétit technologique
L’architecture de protection mise en place révèle ses failles structurelles. Certes, les données des mineurs de moins de 18 ans échappent théoriquement à cette collecte, de même que les messages privés entre proches. WhatsApp bénéficie également d’une exemption temporaire — ses échanges chiffrés de bout en bout demeurant préservés, à l’exception notable des interactions avec Meta AI intégrées à l’application.
Mais cette granularité apparente masque une réalité plus prosaïque. Brittany Kaiser, lanceuse d’alerte du scandale Cambridge Analytica devenue militante des droits numériques, souligne dans un entretien d’euronews que « les entreprises ont finalement mis en place un processus », mais insiste sur la nécessité pour les utilisateurs d’être « actifs » dans la défense de leurs données — une charge cognitive et temporelle que peu accepteront d’assumer.
L’Europe face au mimétisme des géants technologiques
La stratégie de Meta s’inscrit dans une dynamique d’alignement concurrentiel particulièrement révélatrice. L’entreprise justifie explicitement sa démarche en invoquant les pratiques déjà adoptées par Google et OpenAI — créateur de ChatGPT — sur le territoire européen. Cette référence croisée illustre la standardisation progressive des méthodes d’extraction de données, transformant l’exception en norme industrielle.
Cette convergence soulève des interrogations majeures sur l’effectivité du cadre réglementaire européen. Malgré le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et l’AI Act récemment adopté, les régulateurs belges, français et néerlandais ont déjà identifié des problématiques dans les pratiques de Meta AI 1 — signalant les limites préventives de ces dispositifs face à l’innovation permanente des modèles économiques numériques.
Souveraineté numérique : quand l’Europe devient laboratoire
L’investissement colossal de Meta — environ 62 milliards d’euros cette année pour développer ses infrastructures d’intelligence artificielle — contraste avec la fragmentation des réponses européennes. Avec ses 700 millions d’utilisateurs mensuels revendiqués pour Meta AI, l’assistant n’atteint pas encore l’objectif du milliard fixé par Mark Zuckerberg pour garantir « un avantage durable à long terme ».
Cette course aux données européennes révèle paradoxalement la valeur stratégique du contenu culturel et linguistique continental. Meta avance vouloir « mieux comprendre et refléter les cultures, langues et histoires » européennes — reconnaissance implicite que l’hégémonie algorithmique passe désormais par l’appropriation des spécificités locales.
Cette instrumentalisation des particularismes culturels européens à des fins d’optimisation commerciale questionne fondamentalement : l’Europe peut-elle encore prétendre à une souveraineté numérique authentique quand ses propres données alimentent des systèmes conçus outre-Atlantique ?
- IA et RGPD : Les défis juridiques de Meta en Europe, Deprez Guignot Associés ↩︎