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Campus IA : quand la concertation démocratique devient théâtre d’acceptabilité sociale

EN UN COUP D’OEIL

  • Consultation verrouillée : un débat public mené après coup, où l’essentiel — la décision d’implanter le data center — est déjà acté.
  • Temporalité stratégique : cinq semaines pour débattre d’un projet de 50 milliards, sans remettre en cause sa finalité ou ses usages.
  • Démocratie d’apparat : participation réduite à négocier des miettes, loin des enjeux politiques, sociaux et écologiques fondamentaux.
Orchestrée volontairement par les porteurs du projet Campus IA, la consultation publique menée à Fouju révèle les limites d’une démocratie technique réduite à négocier les modalités d’une décision déjà actée. Entre précipitation temporelle et évitement des questions fondamentales, le processus illustre comment les grands projets technologiques court-circuitent le débat démocratique sur leur opportunité même, transformant la participation citoyenne en simple exercice de légitimation.

« Comment se fait-il qu’on ne discute pas de ces projets plus tôt ? » . La question, posée lors d’une réunion publique à Crisenoy, une commune de la Seine-et-Marne voisine de Fouju déjà éprouvée par l’implantation d’un centre pénitentiaire de 1000 places, cristallise la frustration citoyenne face à un projet de data center géant dont les contours semblent dessinés d’avance. Une question qui frappe par sa simplicité désarmante, mais qui révèle également l’écart béant entre la promesse démocratique de participation et la réalité d’une consultation menée alors que l’essentiel est déjà tranché.

Rappel des faits. Le 10 février 2025, à l’occasion de la clôture de la 1re journée du sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) 1 organisé par la France, Emmanuel Macron annonce que 35 sites pouvant accueillir des datacenters dédiés à l’IA ont été identifiés en France. Il confirme les propos de sa ministre chargée de l’IA et du numérique, Clara Chappaz 2 tenus quelques jours plus tôt dans les colonnes d’Ouest France. Parmi tous ces sites, Fouju, commune rurale de 631 habitants située à quelques kilomètres de Melun, est appelée à accueillir un des plus gros sites. Le projet de mégacampus — opportunément appelé Campus IA — doit s’étendre sur 70 hectares de surface agricole à travers 12 bâtiments pour un investissement total de 50 milliards d’euros au total (mais 10 milliards d’euros pour la première phase du projet).

Une fois terminé en 2030, le site devrait atteindre une puissance de près de 1,4 GW, équivalente à l’ensemble des datacenters existant dans l’hexagone à ce jour ou encore proche de la capacité de production de l’EPR de Flamanville (dont la puissance est de 1,6 GW). Pour financer le projet, 8,5 milliards sont débloqués par MGX, un fond émirati, et pour une moindre part la BPI et Mistral AI. L’ambition derrière le projet, placer la France dans le peloton de tête des nations équipées pour accueillir l’IA. Principal argument pour permettre ces implantations hors normes, le solide réseau électrique français reposant sur un maillage de centrales nucléaires.

Nombre de projets ne sont pas discutés à l’échelle locale, le gouvernement souhaitant passer la majorité d’entre eux sous le statut de « Projet d’Intérêt National Majeur » (PINM) pour raccourcir les délais et le nombre de recours possibles. C’est l’article 15 du projet de loi de simplification de la vie économique (PJLSE), contesté par de nombreuses associations et pour le moment coincé en commission mixte (CMP) paritaire après son adoption en première lecture à l’Assemblée Nationale qui permettrait au gouvernement d’accélérer les choses et d’imposer leur implantation 3. Le comité interministériel de l’intelligence artificielle mis en place par Élisabeth Borne espérait en février dernier pouvoir simplifier les procédures contentieuses contre les projets de centres de données avec à la suppression du double degré de juridiction et gagner 9 à 18 mois sur les travaux.

À Fouju, les acteurs ont pris les devants et convoqué un cycle de consultations qui s’est déroulé pendant quelques semaines à l’automne 4. Sous couvert de transparence, Campus AI et RTE ont donc sollicité la Commission Nationale du Débat Public sans y être contraints réglementairement. Pourtant, cette démarche volontaire masque une anomalie juridique plus profonde. Lors des échanges — disponibles sur YouTube 5 6 — Clément Marquet, sociologue spécialisé dans l’aménagement lié aux centres de données, pointe une « crise des catégories » réglementaires : en dépit d’un investissement dépassant largement les 600 millions d’euros, seuil théorique déclenchant une consultation CNDP obligatoire, le statut flottant des data centers entre équipement industriel et infrastructure logistique permet d’échapper aux obligations démocratiques les plus contraignantes.

La temporalité confisquée du débat public

Le séquençage du projet révèle en tous cas une stratégie d’accélération qui vide la consultation de sa substance délibérative. Annoncé en fanfare par Emmanuel Macron lors du sommet de l’IA en février 2025, confirmé au sommet Choose France en mai, le Campus IA n’ouvre sa concertation qu’en octobre pour la clore le 23 novembre. Entre ces dates, cinq semaines d’échanges, vacances de la Toussaint comprises, pour débattre d’une infrastructure de 50 milliards d’euros qui façonnera le territoire pour des décennies. Les garants ont remis leur bilan le 22 décembre 7, les porteurs du rapport de décision ont jusqu’au 15 février 2026, tout ça pour une mise en service prévue dès 2028.

Cette rapidité des procédures n’est pas neutre. Elle transforme mécaniquement la nature même du débat. France Nature Environnement a vivement critiqué ces conditions d’échange, dénonçant notamment l’absence d’information préalable concernant un atelier avec les acteurs économiques locaux. Le format, qualifié de « descendant » par les observateurs critiques, permet aux promoteurs de « construire l’adhésion, voire de susciter l’enchantement », selon les termes employés par Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld dans leur tribune du Nouvel Obs 8 plutôt que d’ouvrir un véritable espace de délibération contradictoire.

Les angles morts orchestrés de la délibération

Ce qui frappe dans cette concertation, c’est moins ce qui s’y dit que ce qui ne peut s’y dire. L’opportunité même du projet n’est jamais mise en débat. La consultation porte sur la façon de faire les choses, mais ne se penche jamais sur le « pourquoi » ni même le « faut-il ». Les usages concrets de cette puissance de calcul colossale qui surpasse largement les besoins du moment restent dans un flou soigneusement entretenus. La capacité électrique nécessaire pour faire tourner l’ensemble des infrastructures ne fait pas non plus l’objet de projection. Quand des habitants de Fouju et des environs interrogent sur la finalité de l’infrastructure, les réponses oscillent entre généralités sur la « souveraineté numérique » et invocations du secret des affaires concernant l’allocation future des capacités. Le secret des affaires 9 est d’ailleurs un éventail bien pratique qui masque de plus en plus l’activité des entreprises et empêche le contrôle démocratique de leurs actions.

Lors des échanges, plusieurs chercheurs ont posé des questions de fond sur les hypothèses d’usage et le type de bénéfices escomptés qui sous-tendent le dimensionnement de ces infrastructures. Des interrogations qui se heurtent systématiquement au cadre restreint de la consultation. Bref, circulez, y a rien à voir, la carte « secret des affaires » est tirée. Pourtant l’enjeu est important. Marie Garin, chercheuse au CNRS dont les travaux actuels portent sur la gouvernance de ces infrastructures, souligne que Campus IA n’est pas qu’un centre technique, mais « un projet de société éminemment politique », quand Pauline Gourlet, chercheuse au médialab de Sciences Po, décrit une « éclipse des rapports sociaux » où les récits « civilisationnels » sur l’IA masquent les réalités matérielles et sociales de son déploiement. Une histoire d’arbre maquant la forêt d’ennuis potentiels que la consultation de Fouju tente soigneusement d’éviter.

La participation comme négociation des miettes

Face à l’impossibilité de débattre du fond, la concertation se rabat sur la négociation d’aménagements périphériques. Les habitants, pris entre « la peste et le choléra » (un data center ou des entrepôts logistiques), tentent d’arracher quelques compensations : engagement sur le non-usage d’eau de la nappe de Champigny, promesses de valorisation de la chaleur fatale (le recyclage de la chaleur au profit de Melun à quelques dizaines de kilomètres), l’étude sur les transports en commun. Le troc de 70 hectares de terres agricoles pour quelques revenus, des lampadaires neufs et une piste cyclable sent la mesure populiste à plein nez.

Sans surprises, Aymeric Durox, sénateur RN de Seine-et-Marne et soutien du projet, met lui aussi en avant les retombées fiscales pour la communauté de communes. Un argument classique et plus que discutable qui endort l’opinion publique locale, mais qui évacue les questions de fond : comment une infrastructure majoritairement financée par le fonds souverain émirati MGX peut-elle garantir la souveraineté numérique tant avancée lors des débats ? Comment justifier une consommation électrique qui, selon les projections du Shift Project, compromettra directement la décarbonation d’autres secteurs ? Combien de créations d’emplois qualifiés sur le long terme bénéficieront réellement à la population locale ? L’accumulation des infrastructures lourdes dans un si petit périmètre ne risque-t-elle pas à terme de dévaloriser une partie du territoire ? Quid de l’impact environnemental dû à l’artificialisation des sols ?

Le député LFI Arnaud Saint-Martin regrette l’absence d’experts indépendants dès l’ouverture pour engager un débat « contradictoire plus serré ». Cette absence n’est pas fortuite : elle garantit que la concertation reste dans les rails d’une validation a posteriori plutôt que d’une véritable délibération sur les choix technologiques. Les porteurs du projet peuvent ainsi affirmer avoir « consulté » tout en conservant la maîtrise absolue du récit et des orientations. Les autres sites concernés par une implantation, Marseille

Face à cette confiscation du débat démocratique sur les infrastructures numériques, peut-on encore imaginer une véritable planification citoyenne capable d’articuler besoins réels, contraintes écologiques et souveraineté technologique, ou sommes-nous condamnés à subir le fait accompli des « impératifs » technologiques décidés ailleurs

  1. Sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA), 2025 ↩︎
  2. ENTRETIEN. « Il faut une vision de l’IA plus inclusive, qui inspire la confiance », dit la ministre, Ouest France, 5 février 2025 ↩︎
  3. PJL simplification : déréguler l’IA, accélérer sa fuite en avant écocide, La Quadrature du Net, 29 avril 2025 ↩︎
  4. Le site de la concertation organisée par Campus IA ↩︎
  5. Les vidéos des consultations sur la chaine de Campus IA ↩︎
  6. CAMPUS IA : Réunion publique à Crisenoy, chaine Youtube d’Arnaud Saint Martin ↩︎
  7. Téléchargez le compte rendu du cycle de concertation réalisé à Fouju ↩︎
  8. En Seine-et-Marne, le projet de Campus IA doit sortir des champs : « On impose et copie le gigantisme états-unien », le Nouvel Obs, Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld, 18 novembre 2025 ↩︎
  9. La protection du secret des affaires a officiellement fait son entrée dans le droit français suite à la transposition de la directive européenne 2016/943 du 8 juin 2016 par la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 ↩︎

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