EN UN COUP D’OEIL
- Crise sanitaire dans l’Oregon: des taux de nitrates explosifs dans l’eau potable touchent une population déjà précaire, majoritairement agricole.
- Amazon en accusation: ses datacenters aggraveraient une pollution préexistante, intensifiant les risques pour la santé des habitants.
- Conflits d’intérêts et intimidations: élus locaux corrompus, pressions sur les lanceurs d’alerte et une plainte collective en cours.
Aux États-Unis, dans le comté de Morrow en Oregon, où 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté, l'implantation de datacenters Amazon depuis 2011 aurait amplifié une importante contamination aux nitrates. Une crise sanitaire qui rappelle d'autres cas en Amérique où les plus vulnérables paient le prix de décisions économiques prises par des acteurs industriels davantage motivés par l'argent que par le bien-être des populations.
Au printemps 2022, Jim Doherty ne pensait pas déclencher un scandale politique et sanitaire de cette ampleur. L’éleveur de bétail du comté de Morrow, en Oregon, commissionné sur les questions de l’eau, a enquêté sur les effets des datacenters d’Amazon sur la concentration de nitrates dans l’eau potable. Rolling Stone magazine rappelle les faits dans un long article publié fin novembre 1. Depuis quelques mois, des adultes apparemment en bonne santé développent des pathologies inexpliquées, dont des cancers normalement détectés chez les personnes âgées.
En ville, tout le monde semble d’accord pour relier ces cas aux problèmes d’eau dans le comté. Pour mettre fin aux rumeurs et en avoir le cœur net, Doherty décide alors de tester l’eau de la nappe phréatique. Six foyers sont choisis au hasard et, quelques jours plus tard, le laboratoire le rappelle avec ses conclusions. Les six puits dépassent la limite fédérale de nitrates dans l’eau potable, fixée à 10 parties par million. Soixante-dix tests supplémentaires confirment l’étendue du désastre : 68 violations, avec une concentration moyenne proche de quatre fois le seuil autorisé.
Une contamination qui frappe d’abord les travailleurs agricoles
Dans le comté de Morrow, ce sont 45 000 personnes qui dépendent du bassin inférieur de l’Umatilla pour leur approvisionnement en eau. La plupart, des ouvriers agricoles et des employés d’usines agroalimentaires, qui travaillent dans les exploitations alentour, vivent dans des mobile homes équipés de puits privés. L’agriculture est la principale activité économique du coin et fournit le reste du pays en oignons, patates et grains. Une activité qui pèse sur l’environnement à mesure que les techniques agricoles s’appuient sur la chimie et la mécanisation.
Depuis 1991, le ministère de la qualité environnementale de l’Oregon documente une dégradation continue de la qualité des eaux. La concentration moyenne de nitrates est passée de 9,2 ppm en 1992 à 15,3 ppm en 2015, avec des pics atteignant 73 ppm dans certains puits. Au fil des années, les conséquences sanitaires ne cessent de s’alourdir. En 2022, sur les trente premiers foyers visités par Doherty au cours de son enquête, vingt-cinq faisaient état de fausses couches récentes, six comptaient une personne vivant avec un seul rein, et un cas d’ablation du larynx était recensé.
Sur place, les observateurs font rapidement le parallèle entre ce qu’ils vivent et le scandale sanitaire qui a agité Flint dans le Michigan 2 près de 10 ans auparavant, où une contamination au plomb de l’eau potable avait conduit à la mise sous tutelle de la municipalité pour sa gestion désastreuse des ressources publiques. Sauf que les raisons techniques de la pollution semblent, cette fois-ci, très différentes et liées à l’implantation de datacenters d’Amazon.
Comment l’infrastructure numérique a accéléré l’empoisonnement
La pollution aux nitrates existait bien avant à l’arrivée d’Amazon dans le comté de Morrow. Les mégafermes des alentours, que ce soit la Lamb Weston qui – contrairement à ce que son nom suggère – fournit la quasi-totalité des frites de McDonald’s ou la Tillamook Creamery, qui produit 180 millions de livres de fromage annuellement, rejettent des millions de litres d’eaux usées chargées d’engrais chimiques. À cela s’ajoute l’activité de recyclage des eaux usées du port de Morrow, implanté sur les rives du Columbia séparant l’état de Washington de l’Oregon, qui participe également à la pollution. Mais l’implantation du premier datacenter Amazon en 2011 et ses près de 10 000 mètres carrés remplis de serveurs pour Amazon Web Services, a considérablement accéléré le processus. Sept autres datacenters se sont implantés depuis et cinq sont en projet, aggravant de facto les prévisions les plus pessimistes sur le niveau de pollution de la zone.
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Comment un datacenter peut-il aggraver une pollution existante? En réalité, ces infrastructures pompent des dizaines de millions de litres d’eau déjà contaminée aux nitrates, parfois à 13 ppm, pour refroidir leurs équipements. L’évaporation causée par la chaleur des serveurs concentre les nitrates dans l’eau résiduelle, qui peut atteindre 56 ppm, soit huit fois la limite de sécurité de l’Oregon. Cette eau hautement toxique rejoint alors le système d’eaux usées du Port, amplifiant le volume global de liquide contaminé à répandre sur les terres agricoles, où il finit inexorablement par contaminer davantage l’aquifère.
Amazon conteste cette version, bien évidemment, en affirmant que le volume d’eau utilisé et rejeté par ses installations ne représente qu’une fraction infime du système d’approvisionnement global. On ne pourrait pas en attendre moins.
Corruption, intimidations et rapports de force
L’affaire rapportée dans l’article de Rolling Stone révèle, derrière cette pollution, un réseau de conflits d’intérêts impliquant les élus locaux. On apprend notamment que certains des responsables publics négociaient simultanément les abattements fiscaux d’Amazon avec le comité de développement économique du comté, tout en dissimulant leurs futurs contrats lucratifs avec le géant tech.
En juillet 2024, le procureur général a porté plainte contre ces responsables publics, et notamment le directeur du port de Morrow pour abus de pouvoir et enrichissement personnel.
Selon des emails internes d’Amazon obtenus par requête publique, l’entreprise craignait explicitement que son « affiliation avec la cause » de la pollution ne nuise à ses négociations pour « deux milliards d’incitations » fiscales. Ces révélations ne sont pas restées sans conséquences, puisque Doherty et d’autres commissionnaires ont été ciblés par des campagnes de dénigrement, des représailles commerciales et même des intimidations physiques.
Pour autant, les conséquences sanitaires continuent de peser sur la population où le nombre de pathologies inhabituelles ne cesse de grimper, comme la concentration en nitrates dans l’eau potable. Une poignée de résidents ont entamé une action en justice collective avec l’aide d’un avocat spécialisé, connu pour avoir fait condamner l’industrie du tabac à verser près de 300 millions de dollars aux victimes de la cigarette. À Flint, les 26000 habitants victimes de la contamination au plomb avaient obtenu près de 630 millions de dollars. Ici, les estimations préliminaires parlent de 100 millions de dollars pour un règlement à l’amiable. De quoi déménager et partir loin de Morrow, mais rien de suffisamment significatif pour dépolluer l’endroit et réparer le mal causé aux victimes de maladies graves.
L’affaire soulève également des questions pour les prochaines implantations de datacenters et leurs effets inattendus sur l’environnement. La ponction d’eau dans les nappes phréatiques n’est pas systématique pour refroidir les infrastructures et dépend des systèmes de refroidissement envisagés par les constructeurs de datacenters. En France notamment, ce ne sont généralement pas ces systèmes qui sont envisagés, mais ils ne peuvent pas être complètement exclus. L’impact environnemental de l’implantation des centres de données ne peut pas simplement être évalué sur le plan des ressources, mais doit également prendre en considération des effets indirects de l’usage de ces ressources pour éviter que d’autres Morrow ou Flint ne voient le jour.
- ‘The Precedent Is Flint’: How Oregon’s Data Center Boom Is Supercharging a Water Crisis, Rolling Stone, 24 novembre 2025. ↩︎
- Flint, par Anthony Baxter, 2020 https://www.imdb.com/title/tt5472822/ ↩︎
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