Révolution industrielle, acte II. En choisissant le nom de Léon XIV, le nouveau pontife revendique explicitement l'héritage de Léon XIII, celui qui défia les "barons voleurs" du XIXe siècle. Cette fois, la cible change : les géants de la tech de la Silicon Valley et leur vision désincarnée de l'intelligence artificielle. Un positionnement qui redessine les rapports de force géopolitiques autour de la gouvernance technologique mondiale.
Alors que les machines à vapeur transformaient les campagnes européennes en brasiers industriels, un homme d’église italien, originaire de Sienne, osait défier les puissances économiques de son époque. Léon XIII, dans son encyclique révolutionnaire de 1891, accusait les titans industriels d’avoir réduit l’humanité laborieuse en quasi-esclavage. Plus d’un siècle après, Léon XIV renouvelle cette audace face aux nouveaux maîtres du monde : les algorithmes de la Silicon Valley et leurs créateurs.
Le nom de pape que s’est choisit Robert Francis Prevost ne relève pas du hasard cosmétique. En endossant ce nom chargé d’histoire, le nouveau souverain pontife lance un défi civilisationnel aux géants technologiques. Là où son prédécesseurs naviguait prudemment autour des enjeux numériques, lui plante fermement le Vatican au cœur des débats sur l’intelligence artificielle — revendiquant une légitimité morale dans un domaine jusque-là dominé par la logique entrepreneuriale américaine.
Cette stratégie pontificale surprend par sa précocité. Alors que la plupart des institutions religieuses peinent encore à conceptualiser les mutations technologiques contemporaines, Rome anticipe déjà les fractures sociétales que générera l’IA. Un positionnement qui transforme le Saint-Siège en acteur géopolitique inattendu de la régulation technologique.
L’héritage de Rerum Novarum comme arsenal géopolitique
La référence historique mobilisée par Léon XIV recèle une puissance diplomatique importante. L’encyclique sociale, «Rerum Novarum», de 1891 avait bouleversé l’ordre établi en légitimant l’intervention publique dans les rapports économiques. Son influence s’était propagée bien au-delà des frontières catholiques, inspirant réformes sociales et législations protectrices du travail à travers l’Occident industrialisé.
Cette capacité d’influence constitue aujourd’hui l’atout maître du Vatican face aux monopoles algorithmiques. Contrairement aux régulateurs nationaux, souvent contournés par l’extraterritorialité numérique, l’Église dispose d’un réseau planétaire immune aux frontières géographiques. Ses 1,4 milliard de fidèles et son influence diplomatique auprès de 183 États forment un contre-pouvoir potentiellement redoutable.
Le document « Antiqua et Nova » 1, dévoilé simultanément à l’annonce pontificale, cristallise cette ambition régulatrice. Avec ses 118 paragraphes, il ne se contentent plus d’homélies moralisatrices : il déploit une expertise technique revendiquée et des propositions politiques concrètes. Le Vatican abandonne la posture contemplative pour embrasser un activisme technologique assumé.
Cette transformation institutionnelle révèle une maturité stratégique assez poussée. L’Église anticipe que la bataille décisive de ce siècle se jouera dans la définition des normes technologiques — et refuse d’abandonner ce terrain aux seules logiques du technocapitalisme.
Vatican vs Silicon Valley : deux visions antagonistes du progrès technologique
L’affrontement dépasse la simple querelle éthique pour toucher aux fondements philosophiques de la modernité technologique. D’un côté, la Silicon Valley promeut un « solutionnisme technologique » où l’innovation constitue par essence un progrès. De l’autre, Rome développe une critique systémique de cette idéologie, questionnant la finalité même du développement algorithmique.
Cette divergence se manifeste concrètement dans les pratiques industrielles dénoncées par le pontife. Tandis que les entreprises d’IA externalisent massivement leurs tâches les plus pénibles vers des pays à bas coûts, reproduisant les schémas d’exploitation coloniale dans l’économie numérique, le Vatican plaide pour une “intelligence relationnelle” préservant la dignité humaine.
Léon XIV cible particulièrement la concentration oligopolistique du secteur. Sa critique de ces
« entités motivées par leurs propres intérêts » qui « possèdent la capacité d’exercer des formes de contrôle » vise directement l’hégémonie des GAFAMs. Cette dénonciation résonne d’autant plus fortement qu’elle vient d’une institution elle-même accusée historiquement d’autoritarisme.
La stratégie vaticane exploite habilement cette contradiction apparente : en se positionnant comme défenseur des libertés individuelles face aux « mécanismes de manipulation algorithmique », Rome inverse les rapports de force symboliques traditionnels.
Les enjeux de souveraineté dans la gouvernance mondiale de l’IA
L’intervention pontificale bouleverse l’échiquier géopolitique technologique. Jusqu’alors, la course à l’IA opposait principalement États-Unis et Chine dans une logique de guerre froide numérique. L’émergence d’un troisième pôle d’influence, moral plutôt que technologique, complexifie cette bipolarité.
Le Vatican mise sur l’adhésion des pays du Sud, traditionnellement exclus des innovations technologiques mais subissant leurs conséquences sociales. Cette diplomatie du « soft power » spirituel pourrait fédérer une coalition alternative aux blocs sino-américains, particulièrement séduisante pour les nations cherchant à échapper aux dépendances technologiques.
Les propositions concrètes du pape ( interdiction des armes autonomes, transparence algorithmique, régulation internationale ) s’alignent sur les priorités de nombreux États européens et africains. Cette convergence d’intérêts pourrait cristalliser une résistance multilatérale aux monopoles technologiques.
Reste à déterminer si cette influence morale peut rivaliser avec les moyens financiers et techniques concentrés dans les campus californiens. La réponse dépendra largement de la capacité du Vatican à transformer ses principes en contraintes juridiques effectives, pari audacieux pour une institution davantage habituée aux temporalités séculaires qu’aux révolutions exponentielles.
- ANTIQUA ET NOVA, Note sur les relations entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine, Le Vatican, 28 janvier 2025 ↩︎