Félix Tréguer : « La reconnaissance faciale on ne l’encadre pas, on la refuse »

EN UN COUP D’OEIL

  • Un marché ultra-subventionné mais inefficace : Malgré des milliards investis, les technologies sécuritaires peinent à démontrer leur utilité réelle sur le terrain.
  • Le techno-sécuritaire comme projet politique : Ces dispositifs renforcent un pouvoir autoritaire, masqué sous un discours d’innovation et d’efficacité.
  • Refuser plutôt que réguler : La Quadrature du Net prône un rejet total de la reconnaissance faciale, jugée incompatible avec la démocratie.
À la fois chercheur associé au CNRS et militant à la Quadrature du net, Félix Tréguer mobilise le double héritage de la recherche et de l’action pour décrire l’idéologie techno-sécuritaire à travers ses usages concrets, des logiciels de police prédictive à la vidéosurveillance algorithmique. Son essai Technopolice (Editions Divergences, 2024) 1 démontre comment les technologies sont avant tout utilisées pour surveiller et punir, alimentant une forme de fascisme en devenir. 

Nastasia Hadjadji : Bien que globalement inefficaces, les technologies de surveillance sont aujourd’hui massivement financées et déployées. Que cache ce hiatus entre ces coûts importants, ces bénéfices limités et…l’ubiquité de ces dispositifs ?

Félix Tréguer : Depuis une vingtaine d’année, des milliards d’euros en subventions et de crédits publics ont été accordés pour favoriser l’installation et la maintenance de technologies de surveillance, en particulier les dispositifs de vidéosurveillance. En France, on estime ainsi que 90 000 caméras équipent l’espace public. Toutefois ces montants sont difficiles à évaluer car le Ministère de l’intérieur verrouille sa communication et refuse de justifier ces investissements. En 2020, un rapport de la Cour des comptes sur la Police municipale soulignait pourtant le manque de lien avéré entre l’extension du domaine de la surveillance et la réduction de la délinquance. Les quelques méta-études internationales qui existent font état d’une efficacité mitigée, les caméras jouant un rôle dissuasif ; mais les études indépendantes montrent que celui-ci n’est « déterminant » que dans 1% des cas.
En dépit du manque d’évaluation publique rigoureuse, les expériences de police prédictive se multiplient en surfant habilement le flou qui les entoure. C’est ce qui a conduit au lancement de la plateforme Technopolice en 2019.

Ce flou juridique vise en premier lieu à empêcher le débat politique sur l’utilité du déploiement de ces technologies, mais aussi à pousser une idéologie techno-sécuritaire qui justifie que l’on apporte des solutions techniques aux problématiques sociales comme les désordres sociaux et les déviances. Arrimé à la raison d’État, ce discours a une fonction importante dans le champ politique puisque nombre d’élus bâtissent leur carrière en agitant des peurs sécuritaires. Le ministre de la justice Gérald Darmanin a ainsi déclaré au mois de mai 2025 : « si vous voulez une société sécure, il faut la reconnaissance faciale. » Une déclaration pourtant contredite par les études récentes, notamment le rapport sur l’expérimentation de vidéosurveillance algorithmique (VSA) pendant les JO qui souligne le peu de fiabilité de ce dispositif puisque 62% des alertes émises par ces dispositifs et reçues par la SNCF étaient erronées.

Nastasia Hadjadji : À la Quadrature du net, vous êtes pourtant réticent·es à mobiliser l’argument de son inefficacité pour critiquer la VSA. Pourquoi ?

Félix Tréguer : Effectivement, on mobilise cet argument avec précautions car, pour nous, il est subsidiaire d’une critique de nature politique. Le problème avec la reconnaissance faciale ce n’est pas son inefficacité, c’est précisément qu’elle fonctionne ; or notre position est de refuser le déploiement de cette technologie.

La question de l’inefficacité englobe, par exemple, des problématique comme la présence de biais sexistes et racistes dans les algorithmes, ceux-ci conduisant à l’arrestation de personnes innocentes. Or, il se trouve que des investissements ont été consentis pour résorber ces biais, ce qui a pour effet de relégitimer l’usage de ces technologies en conduisant à les implanter durablement.

Si l’identification en temps réel avait existé en 1940, il aurait été impossible d’organiser des réseaux clandestins de résistance.

Nastasia Hadjadji : Tu fais la démonstration que la Technopolice ne fonctionnerait pas sans l’appui de l’État. Comment est nouée cette alliance ?

Félix Tréguer : Il existe une variété de mécanismes de financement publics pour aider les acteurs de marché de la surveillance à développer et imposer ces technologies dans les pratiques policières. Ces fonds bénéficient aux startups, comme XXII, mais aussi aux grands groupes, dont Thalès et Idemia. Les fonds publics servent aussi à financer des projets de recherche, comme le programme techno-sécuritaire Secure Societies mis sur pieds dans la perspective des Jeux Olympiques de l’été 2024 et qui a donné lieu à des expérimentations grandeur nature dans le cadre de cet événement, en collaboration avec la Préfecture de Paris. Ils se couplent avec les deniers issus de fonds de la Commission européenne.

Dans un contexte d’austérité qui s’aggrave, mon constat est que l’ « argent magique » existe bel et bien ; il est fléché pour financer des technologies sécuritaires. En observant les grandes tendances, on constate que les aides publiques au secteur privé de la surveillance ont bondi de 1000% depuis les années 1990. En contrepoint, les contre-pouvoirs sont condamnés à une forme de disette budgétaire, à l’instar de la CNIL, une instance structurellement sous-dotée et donc condamnée à une forme d’impuissance politique.

Nastasia Hadjadji : Dans les pas de Michel Foucault, tu montres que la régulation fonctionne comme une modalité d’intervention du régime sécuritaire. Comment ?

Félix Tréguer : Le rôle de la CNIL, une autorité indépendante créée dans les années 1980 pour lutter contre l’informatisation de la surveillance d’État, s’est reconfiguré au fil des années. D’une institution militante, la CNIL est passée à une agence technocratique dont le rôle est principalement d’accompagner les acteurs de l’industrie de la techno-surveillance afin que leurs technologies n’entravent pas les libertés publiques. Par ailleurs, son champ d’action est limité à donner un avis purement consultatif car la CNIL a perdu sa possibilité de bloquer les décrets. Depuis le RGPD, les contrôles ne se font plus au préalable mais a posteriori, ce qui permet de déployer une technologie avant de vérifier sa conformité avec le droit.

Par ailleurs, il existe aujourd’hui un discours ambiant au sein de l’industrie de la surveillance qui promeut l’idée que le RGPD induirait des freins à l’innovation et provoquerait de ce fait un désavantage compétitif pour l’industrie européenne de la surveillance. Il y a dons des appels insistants à assouplir le cadre juridique pour le rendre plus permissif. Dans un régime techno-capitaliste piloté par des cycles accélérés d’innovation, le droit est présenté comme une entrave. Et l’Etat tend à aller dans le sens de ce discours en favorisant des « bacs à sable règlementaire », c’est-à-dire des aménagements règlementaires pour que les acteurs de marché puissent tester des produits avec moins de contraintes juridiques. Ce type de pratique relève de l’inféodation de l’État aux intérêts du marché, ici du marché de la surveillance.

Nastasia Hadjadji : À la Quadrature du net vous faites le choix d’une position stratégique de refus : refus de la reconnaissance faciale mais aussi refus de l’IA, comme l’exprime la coalition hiatus lancée à l’occasion du sommet de Paris sur l’IA. Pourquoi ce choix ?

Félix Tréguer : Effectivement, notre position est que l’on n’encadre pas l’usage de la reconnaissance faciale, on le refuse. Ce choix stratégique est né d’un constat partagé avec nos partenaires du monde militant, celui d’un retournement brutal de l’économie politique du numérique qui sert désormais de ferment au retour d’une hégémonie fasciste. Face à ça, on fait le choix politique de ne pas accompagner ces processus historiquement et politiquement délétères, en les nommant comme des choses incompatibles avec les valeurs politiques de défense des droit et libertés.

Je dis souvent que si l’identification en temps réel avait existé en 1940, il aurait été impossible d’organiser des réseaux clandestins de résistance. Notre refus est le geste que nous opposons à ce processus de contrôle social incompatible avec les droits humains. On a réussi à décliner cette posture avec un succès relatif ; on a ralenti les choses à certains endroits, sans battre en brèche le solutionnisme techno-sécuritaire et l’industrie qui s’en nourrit. Mais nous sommes restées cohérent·es.

  1. Technopolice. La surveillance policière à l’ère de l’intelligence artificielle, Félix Tréguer, Editions Divergences, 2024 ↩︎
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