EN UN COUP D’OEIL
- Alliance techno-militaire : MistralAI, Thales ou ChapsVision participent à une militarisation croissante de l’IA, pilotée par l’État.
- Souveraineté en vitrine : La France veut concurrencer Palantir, tout en copiant le modèle américain de l’innovation armée subventionnée.
- Défense, nouvel eldorado : Fonds publics, business angels, Renault à la frontière : la DefTech attire argent, start-ups et géants industriels.
Alors qu’aux États-Unis, l’alliance historique entre les Big Techs et le secteur de la Défense bat son plein, qu’en est-il de la France ? Notre « startup nation » est-elle au diapason de la tendance mondiale qui veut que les fabricants de technologies vendent leurs produits, notamment ceux qui fonctionnement à partir d’IA, pour équiper les armées ? On fait le point sur la « DefTech » française, ses perspectives et les inévitables enjeux éthiques et politiques que posent cette alliance entre pouvoir technologique et secteur militaire, au moment où plusieurs guerres atroces déchirent le monde, de l’Ukraine à la Palestine.
Dans le sillage des mastodontes américains de l’IA, tel OpenAI, Anthropic ou Anduril qui ont toutes fait évoluer leurs termes d’usages pour autoriser la vente de leurs produits aux armées, notre fleuron français MistralAI vient également de faire son entrée sur le marché de la défense.
- L’entreprise a annoncé, en février, une alliance avec le poids lourds européen du drone d’outre-Rhin, Helsing. « Avec Mistral, nous allons travailler sur des modèles de nouvelle génération qui vont permettre une interaction entre les hommes et les machines dans un contexte opérationnel militaire de plus en plus complexe, où on voit des plateformes dronisées, robotisées, qui vont se multiplier », annonce le directeur d’Helsing, Antoine de Braquilanges (France info).
- Difficile de ne pas voir dans ces partenariats stratégiques un effet de cliquet propre à légitimer et ancrer l’usage de produits d’IA (les mêmes qui équipent le chatbot Le Chat de Mistral) dans des usages militaires. D’autant que l’entreprise a, par la suite, annoncé sa participation à un projet conjoint avec l’école Polytechnique et le Ministère des armées afin de travailler à faire émerger « un géant européen de la Défense » (Clubic).
- Cocorico ? Non. En la matière, les États-Unis créent le blueprint, et l’Europe suit, en mobilisant l’éternel argument de la compétitivité et du supposé « retard » dans la grande course mondiale à l’armement perfusée à l’IA. Désormais, cette rhétorique se pare des atours de la nécessaire indépendance aux technologies américaines et chinoises — la fameuse souveraineté numérique.
Objectif : concurrencer Palantir
L’une des obsessions du secteur de la DefTech en France : concurrencer l’hydre américaine de la surveillance, Palantir. Mais, alors que l’Otan a choisi l’entreprise de Peter Thiel pour sa plateforme d’aide à la décision sur le champ de bataille, la France semble opérer un mouvement inverse, en privilégiant des champions nationaux, au nom de la souveraineté numérique (Opexnews).
- La joint-venture ATHEA, alliance des groupes Thales et Eviden, souhaite relever le défi sur le terrain militaire. En 2022, ces deux entités, partenaires incontournables de l’État, se voient confier la création de la plateforme souveraine de traitement de données, Artemis.IA, qui fonctionne sur un principe équivalent à Palantir : collecter et traiter massivement des données pour piloter les décisions stratégiques sur le champ de bataille (Actu IA).
- En matière de sécurité intérieure, c’est l’entreprise ChapsVision souhaite incarner cette alternative en proposant aux Ministères ses solutions logicielles d’IA. En 2023, un autre challenger entre dans l’arène : Comand AI. L’entreprise souhaite s’illustrer sur l’analyse des données militaires issues des opérations passées pour planifier les prochaines, avec son outil Prevail. À sa tête, Loïc Mougeolle – ancien cadre dirigeant de l’incubateur d’innovation de Naval Group, détenu par l’État et Thales – et Antoine Chassang, anciennement ingénieur chez Snapchat. Après avoir levé 3 millions d’euros, notamment avec Kima Ventures, fonds d’investissement créé par Xavier Niel, la startup lève 8,5 millions d’euros, avec le fonds Eurazeo. L’outil est déjà testé par l’armée de terre (Challenges).
Les drones, vedettes de la guerre asymétrique
La militarisation de l’IA profite aux fabricants de drones. Et, il n’est même plus besoin d’attendre de décrocher un précieux contrat avec le Ministère des armées pour tester ses outils. Alta Ares, droniste français, est quasiment né sur le terrain en Ukraine, en janvier 2024. « Nous avons obtenu la validation du terrain. Notre priorité est donc d’industrialiser ces logiciels au profit des 27 armées européennes et plus globalement auprès de l’OTAN », affiche son fondateur Hadrien Canter. Parmi ses investisseurs, figure Kima Ventures, le fonds d’investissement de Xavier Niel (Maddyness).
+ D’autres fournisseurs de drones, pas nécessairement fléchées vers les théâtres d’opération militaire, se convertissent, comme Belair. L’entreprise installée à Labège, créée en 2011, a livré les premiers drones kamikazes français à l’Ukraine en 2024 (France 3 Occitanie). « On faisait encore il y a cinq ans 80% de notre chiffre d’affaires dans le civil, aujourd’hui, on fait 80% dans la défense », expose Bastien Mancini, patron de Belair, aux journalistes de France 3 (France 3 Occitanie).
- Aura Aero emboîte le pas (de l’oie). L’avionneur toulousain vient concurrencer le célèbre Reaper, le tristement célèbre drone tueur américain, avec un modèle bon marché. L’ENBATA est aussi un MALE (moyenne altitude et longue endurance). Il coûtera quatre fois moins cher que son homologue états-unien, mais pour une performance divisé par deux (Opexnews).
DefTech française : grandir dans le giron de l’Etat
En France, le marché des entreprises et startups de DefTech est biberonné à la commande publique, illustrant ce que le chercheur Félix Tréguer nomme le « régime techno-sécuritaire ». Et sans cette manne, difficile d’exister pour la myriade d’entreprises qui grenouille sur ce secteur stratégique, mais fortement concurrentiel. Alors, la plupart des entreprises de la DefTech finissent par être absorbées par les grands groupes industriels du secteur des technologies, une fois qu’elles sont « mûres », c’est-à-dire lorsqu’elles ont assumé les risques en matière d’innovation et en matière juridique.
- Par exemple, Preligens, start-up spécialisée dans la lecture d’images satellites pour détecter les mouvements de troupe, a été rachetée pour 220 millions d’euros en septembre 2024 par le groupe industriel Safran, pour devenir Safran AI. L’entreprise aurait pu continuer d’exister seule, si deux de ses contrats avec l’armée avaient été reconduits quelques mois avant son rachat (Safran).
+ En parallèle, il y a une volonté de l’État de ré-internaliser l’expertise avec l’AMIAD, agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense. Elle est dirigée par Bertrand Rondepierre, ancien de Google DeepMind, mais aussi de la DGA. Justement, une branche de l’agence s’est installée à Bruz, à proximité de Rennes, là où réside la branche de la DGA dédiée aux nouvelles technologies, la DGA Maîtrise de l’Information (DGA-MI), (Assemblée nationale).
- L’Inria aussi durcit le ton. L’institut de recherche souhaite « renforcer son partenariat avec le ministère des armées ». Son nouveau contrat d’objectif de moyens et de performance (2024-2028) consacre la création d’une entité dédiée : Inria Défense (Inria). Les recherches menées devront sortir du laboratoire pour devenir opérationnelle. 53 % des chercheurs et chercheuses de l’Inria ont signé une pétition contre le virage pris par l’institut (Collectif Inria).
Des pépètes pour les gadgets
« Il n’y a pas d’argent magique », dit l’autre. Pourtant, l’investissement public dans la défense s’accélère. Entre 2017 et 2025, le budget de l’armée a augmenté de 57 %, soit environ 2% du PIB consacré à la Défense.
- Mais pour le ministre des armées Sébastien Lecornu, sky is the limit. Visage fermé, bras croisés : dans les colonnes de La Tribune Dimanche (propriété du milliardaire Rodolphe Saadé), le ministre affiche son ambition : 100 milliards d’euros pour la défense en 2030 (La Tribune Dimanche via le Journal de l’économie).
- La Banque public d’investissement (BPI) est également proactive en matière de financement de la Deftech : création de Definvest en partenariat avec la Direction générale de l’armement (DGA) en 2018 ; Fonds d’innovation défense (FID), en association avec l’Agence Innovation Défense (AID) depuis 2021. La population est également invitée à placer son argent. Un nouveau placement grand public a été annoncé en mars, également porté par la Bpi, à partir de 500 euros. Le fonds de 450 millions d’euros servira à financer des projets de technologies destinées aux armées (Bpifrance).
- Mais pour d’autres, le salut européen viendra des finances privés. Alexandre Papaemmanuel, passé par Sopra-Steria, Palantir et MBDA, dans une série de quatre prises de position dans la Tribune, détaille comment l’industrie de défense doit se « civilianiser », c’est-à-dire attirer les fonds de « business angels ». Le fondateur de la revue française de renseignement vante notamment Defense Angels, réseau d’investisseurs privés pour soutenir les projets innovants dans le domaine de la défense, fondé par François Mattens, directeur des affaires publiques de XXII, le fleuron français de la vidéosurveillance augmentée. Avant d’arriver en 2022 dans cette startup et de créer ce réseau d’investisseurs, il a fondé GENERATE, un accélérateur d’innovations au sein du GICAT, le puissant groupement des industries françaises de Défense (La Tribune).
- Justement XXII a flairé le bon plan et a sollicité le FID de la BPI pour se diversifier. L’entreprise spécialisée dans la vision par ordinateur et la détection automatisée de situations dites « anormales » – les usages recherchés par le Ministère de l’Intérieur pour ses caméras pendant les JO2024 – a levé 22 millions d’euros en mars 2023, via ce dispositif. Parmi ces investisseurs, roulement de tambour… Kima Ventures by Xavier Niel ! L’entreprise créée en 2015, se destinait à l’origine aux collectivités territoriales et aux services de police. De la sécurité à l’armée, il n’y a qu’un pas (BPI France) !
- Et la « diversification », ça n’est pas seulement pour les startups. France info a révélé, dimanche 8 juin, que Renault, géant français de l’automobile allait s’installer à « quelques dizaines ou centaines de kilomètres du front ». Le fabriquant de voitures doit s’associer à une PME française de la défense, dont l’identité n’est pas connue à ce jour (France info).