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Une véritable image de la foule assistant à un meeting de Kamala Harris dénoncée comme artificiellement générée

La foule d’après Trump

Près de 15 000 supporters attendaient Kamala Harris et son colistier Tim Walz, gouverneur du Minnesota, à l’aéroport du Detroit Metropolitan Airport dans le Michigan le 7 août dernier. Pourtant, Donald Trump ne veut pas y croire. Pour lui, les photos prises ce jour-là sont « fake ». Synthétiques. Manipulée par l’intelligence artificielle. 

« Quelqu’un a-t-il remarqué que Kamala a triché à l’aéroport ? Il n’y avait personne dans l’avion, et elle a fait de l’IA, et a montré une foule massive de soi-disant partisans, MAIS ILS N’EXISTAIENT PAS ! » écrit l’ex-président sur le réseau Truth Social.

Dans le sillage de ces déclarations, les médias américains s’empressent de publier des articles attestant de la présence d’une foule importante à l’aéroport, signe que l’engouement au sujet de la candidature de la vice-présidente de Joe Biden ne faiblit pas. L’Associated Press rapporte dans un article1 publié une petite semaine plus tard que les analyses ont été réalisées par des experts et qu’elles démontrent bien que la photo incriminée est authentique.

Réalité alternative

Une image synthétique de Donald Trump entouré de jeunes noirs américains.

Trump s’insurge donc contre l’usage d’images générées par intelligence artificielle en mettant en cause l’intégrité morale de la campagne de Kamala Harris. Pourtant ses supporters n’ont pas manqué d’utiliser l’IA pour mobiliser les électeurs autour de sa campagne.

En mars dernier, ces deux images générées à l’aide de l’IA mis en scène Donald Trump, alors en plein procès, aux côtés de membre de la communauté noire américaine 2 .

Posté par un certain Shaggy, l’image ci-dessus à reçu près d’ 1,3 million de vues. Les réactions sur les réseaux ont été immédiates. Côté Trump, on reposte l’image pour célébrer ce héros de la cause populaire et côté démocrate on dénonce la supercherie.

D’autres usages de l’IA ont été constatés du coté républicain de façon directe ou indirecte. Au lendemain de l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle, Joe Biden avait été ciblé par une publicité entièrement générée par IA. Pendant deux minutes, un spot publicitaire payé par les républicains montrait le monde chaotique dans lequel son élection plongerait l’Amérique s’il était élu. En février, un robot-caller empruntant la voix de Biden avait appelé les électeurs démocrates des primaires du New Hampshire à ne pas se rendre aux urnes.

Une foule considérable.

Donald Trump semble avoir un problème avec la taille des foules qui ne date pas d’hier. Quelques mois après son inauguration, le Guardian révélait que les photos qui avaient été prises le jour de la cérémonie avaient été recadrées pour donner l’impression qu’une foule massive occupait le National Mall. Donald Trump avait alors affirmé quelques jours après la cérémonie que davantage de spectateurs avaient assisté à sa prise de pouvoir que celle d’Obama en 2019.

En réalité, les photos montrant une réalité plus flatteuse avaient été demandées par Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, au directeur du National Park Service qui détenait les images en question 3. Le même Sean Spicer avait pourtant affirmé lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche que « C’était le public le plus nombreux qui ait jamais assisté à une cérémonie d’investiture, point final. »

Une controverse pas si annodine

On pourrait joyeusement se moquer de l’affaire qui ressemble à un concours viriliste d’un autre age, pourtant l’enjeu n’est pas maigre. Quand l’ancienne conseillère de Trump, Kellyanne Conway, soutient en 2017 la 1ère déclaration du porte parole de la Maison Blanche, Sean Spicer à propos du nombre de spectateurs assistant à l’inauguration, elle évoque des “faits alternatifs” 4.

Cette classification exotique de la réalité marque un tournant dans le débat politique américain. Elle permet à des représentants officiels de travestir la réalité par le biais d’arguments rhétoriques délibérément trompeurs. Depuis les propos de Conway, les faits ne constituent désormais plus une base d’évènements connus sur laquelle tous les observateurs et commentateurs peuvent s’accorder, mais une interprétation politique et populiste du réel.

Une interprétation fantaisiste qui va devenir la norme pendant tout le mandat Trump dans le camp Républicain 5. À tel point, qu’au lendemain des résultats des présidentielles américaines de 2020, Donald Trump et ses partisans en font un instrument clef de la constestation pour tenter de renverser les résultats. Une vision alternative qui conduira – entre autres – à l’assaut du Capitole par des supporters déchainés le 6 janvier 2021.

Brouiller les pistes

Celles et ceux qui suivent la question des deepfakes depuis leur apparition en 2017 se rappellent du terme « Liar dividend » 6 7, un terme inventé par Danielle Citron et Robert Chesney 8 à propos de l’usage des deepfakes dans un contexte de désinformation. D’après l’article de Citron et Chesney, les menteurs parviendront à échapper de plus en plus à leurs responsabilités à mesure que les contenus synthétiques gagneront en visibilité dans l’espace médiatique public. En gros, si la réalité devient de plus en plus difficile à discerner, alors les menteurs seront de plus en plus difficiles à démasquer.

Quelques années plus tard, la multiplication des contenus synthétiques, manipulés par des outils basés sur l’intelligence artificielle, leur donne raison. Images, sons et vidéos synthétiques, augmentent l’incertitude des publics à propos de l’authenticité des contenus qu’ils rencontrent. L’immense popularité de chatGPT et la publicité autour de générateurs de vidéos comme Sora ou plus récemment Flux, brouille encore davantage les pistes en offrant la capacité à tout à chacun de créer des contenus photoréalistes à l’aide d’un prompt rédigé dans un anglais correct.

Il est donc devenu possible de construire un argumentaire sur ce doute. D’instiller la méfiance pour des contenus parfaitement authentiques, de susciter l’incertitude, jeter le trouble, brouiller les pistes. La photo des supporters de Kamala Harris dans un hangar est-elle vraie? A-t-elle été manipulée par une IA? Poussés par l’instinct, biaisé par les convictions politiques, les supporters de Trump se détournent de la réalité et rallient la thèse alternative.

Cette tendance à dire le faux pour le vrai, à prendre en otage la langue pour lui faire dire son exact contraire, manipuler les opinions et renverser la réalité prend pied désormais en Europe.
En France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Espagne et ailleurs, de plus en plus de responsables politiques s’inspirent de la stratégie de Trump et Conway pour brouiller les repères. En taillant les mots, en imposant le doute à propos des images et des vidéos publiées par la presse, la réalité perçue se transforme pour perturber le débat public et la bonne marche des démocraties occidentales.

Si les deepfakes n’ont pas encore provoqué cette fameuse Infocalypse que certains annonçaient, il ne fait aucun doute que l’indétectable mensonge qu’ils colportent sape d’une manière ou d’une autre les fondements du débat démocratique dans cette année d’élection.

  1. Trump falsely claims a crowd photo from Harris’ campaign rally in Detroit was created using AI, AP, 12 août 2024 ↩︎
  2. Trump supporters target black voters with faked AI images, BBC, 4 mars 2024 ↩︎
  3. Trump inauguration crowd photos were edited after he intervened, The Guardian, 6 septembre 2018 ↩︎
  4. Kellyanne Conway: Press Secretary Sean Spicer Gave ‘Alternative Facts’ | Meet The Press | NBC News, Youtube ↩︎
  5. The Grand Old party of Liars, The Nation, 3 juillet 2024 ↩︎
  6. George Floyd et les deepfakes: la folle théorie de Winnie Heartstrong, Synth, 27 juin 2020 ↩︎
  7. Leonid Volkov a t’il été victime d’un deepfake ?, Synth, 1er mai 2021 ↩︎
  8. Chesney, Robert and Citron, Danielle Keats, Deep Fakes: A Looming Challenge for Privacy, Democracy, and National Security (July 14, 2018). ↩︎
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