Garder un oeil critique sur la tech
I love you ChatGPT

I Love You GPT

« Elle est amoureuse de ChatGPT » - voilà un titre qui attirera sans aucun doute le chaland, et c’était probablement l’objectif de ce journal américain qui voulait narrer à ses lecteurs l’histoire de « Ayrin », cette jeune étasunienne qui, bien que mariée, avait entamé une relation romantique avec le célèbre chatbot d’OpenAI. Elle s’en déclarait donc amoureuse et le journal d’ajouter : « et oui, ils ont des rapports sexuels » ; voilà pour le voyeurisme à tendance sensationnaliste !

Au-delà du côté click-bait évident, et de piètre qualité, sans doute poussé par une nouvelle mécanique de publication imposée par l’arrivée des réseaux sociaux, le journal passe à côté de l’essentiel. Dans l’univers technicien, la question qui saute aux yeux est rarement celle qui compte le plus – c’est ce que nous a si bien montré Spike Jonze dans son film « Her ».

Sorti en 2013, ce film décidément visionnaire, suivait la vie du pauvre Theodore Twombly qui, après un divorce difficile, trouvait affection et réconfort chez un agent conversationnel du nom de Samantha. Si le spectateur peut d’abord se gausser de ce personnage gauche et presque pathétique, le thème principal du film n’est pas là. Comme souvent, quand l’univers de la tech nous montre la lune, nous avons tendance à regarder le doigt.

Le véritable enjeu derrière cette recherche de lien avec la machine pourrait être posé autrement : pourquoi est-ce que des individus de chair et d’os préfèrent aller chercher des bribes de relation avec des lignes de code plutôt que d’aller se confronter à l’altérité de leurs semblables ? Ou, comme l’avait si bien posé la chercheuse Sherry Turkle : « quand nous parlons à des machines, s’agit-il d’une nouvelle forme de compagnie ou d’un renoncement ? »

Renoncement à sortir d’une bulle ouatée et douillette dans laquelle le numérique nous a enfouis ? Renoncement à embrasser l’Autre avec toutes ses différences, parfois inconfortables et difficiles à appréhender ? Renoncement à réaliser notre humanité dans ce qui la définit : le lien – à soi, à autrui, au monde. Si Aristote disait de nous que nous sommes des animaux politiques, il parlait précisément de cette nécessité que nous avons de nous réunir, d’avoir des projets, d’être en désaccord peut-être, mais d’avancer vers un futur plus désirable.

À vouloir mettre la machine partout (et l’être humain nulle part ?), nous prenons le risque d’en faire un automatisme et de ne même plus nous poser la question de son utilité – loin de toute technophobie, il est nécessaire de rappeler que la tech’ ne peut pas être notre réponse à tout. Utiliser des robots pour s’occuper des personnes âgées, programmer des chatbots pour échanger avec des personnes décédées, se servir d’une IA pour accompagner les élèves en difficulté, inventer des agents conversationnels dont les humains pensent tomber amoureux – il y a ici, pour reprendre le mot de Turkle, comme un renoncement à cette nature politique, relationnelle, qui fait notre humanité.

Mais il est toujours plus facile de créer un modèle de langage, une start-up ou une super app’ que de résoudre les inégalités sociales, le financement de la sécurité sociale, ou la revalorisation des métiers d’infirmier.ère ou d’enseignant.e. Alors on buzze sur la tech.

À l’heure où les plateformes numériques semblent se déréguler à une vitesse inouïe, il n’a jamais été plus important de repenser la place de la relation à cet autre qui nous ressemble tant. Quand règne l’économie de l’attention numérique, il est clé de répondre avec une envie de nous retrouver face-à-face – avec hésitation, avec gêne parfois, avec cette expérience profonde de la rencontre d’autrui comme il est, et qui nous permet de nous afficher tels que nous sommes.

C’est peut-être la meilleure réponse que nous pouvons offrir à l’esprit débridé de « pseudo-liberté » qui gangrène la Silicon Valley. Nous le devons à notre vivre-ensemble. Nous le devons à l’expérience du réel. Nous devons renoncer au renoncement.

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