EN UN COUP D’OEIL
- Une alliance inattendue : Techno-oligarques et trumpistes unissent leurs forces, malgré des clivages culturels, économiques et sociaux profonds.
- Le paradoxe anti-système : Des milliardaires tech prônent un discours anti-institutionnel, tout en ayant eux-mêmes façonné le système.
- Fragilité et tensions : Immigration et contradictions idéologiques menacent l’équilibre de cette coalition inédite.
Le sociologue de la tech Olivier Alexandre analyse le mouvement MAGA 2.0, porté par une coalition inédite entre techno-oligarques de la Silicon Valley et la base trumpiste, patriote et populiste. Une alliance politique inédite qui fait cohabiter des factions aux intérêts et aux cultures antagonistes.
Nastasia Hadjadji : L’arrivée au pouvoir de Donald Trump a été permise par une alliance entre les milliardaires de la tech et le courant MAGA 2.0. Comment qualifier cet attelage, sa coloration politique et ses clivages ?
Olivier Alexandre : La tête de cette coalition est incarnée par les techno-milliardaires de la Silicon Valley, dont l’ambition politique est de mener une révolution du travail, afin de faire triompher leur pays perçu comme le camp du bien. Cette ligne s’incarne dans des propositions productivistes, comme les déclarations d’Elon Musk au sujet de la semaine de travail de 80 heures. Quant au jambes de cette coalition, il s’agit de la base trumpiste. Les aspirations de cette frange sont très différentes de celles des techno-milliardaires. Le courant MAGA souhaite un protectionnisme fort, incarné par l’arrêt des flux douaniers, que l’on parle de biens, de capitaux, de personnes ou d’informations. Ils exaltent un patriotisme America First, une identité cimentée par la culture chrétienne.
Cette coalition repose donc sur un système d’intérêts contraires, de géographies sociales antagonistes et de cultures différentes. Nous avons donc assisté à une lune de miel jusqu’à présent, mais des lignes de clivages émergent déjà, en particulier sur la question de l’immigration. On l’a vu récemment avec la nomination de Sriram Krishnan par David Sacks pour le seconder au sein de son département dédié à l’intelligence artificielle et aux côtés. Krishnan est un immigré indien, ce qui a provoqué une levée de bouclier chez certains trumpistes zélés, comme l’activiste MAGA Laura Zoomer qui a perçu dans cette nomination une entorse au principe America First.
Le liant de cette coalition, c’est moins une conviction pro-Trump ferme qu’une opposition aux démocrates et le rejet viscéral de l’administration Biden. Finalement elle ne fait bloc que dans l’opposition à un tiers, que ce soit les figures de l’immigré, de la minorité, de l’écologiste pour le courant MAGA ; mais aussi l’opposition aux juges, aux représentants de l’état fédéral, aux universitaires ou aux “legacy media“, du côté de la frange des techno-milliardaires. Les endroits où cette coalition pourrait se fissurer à l’avenir sont donc multiples.
Ces individus continuent de se raconter l’histoire de leur enfance, celle d’un monde dont ils ont hérité à 5 ans et qu’ils ont pourtant activement contribué à transformer depuis.
Nastasia Hadjadji : L’un des (multiples) paradoxes de cette coalition est la mise en avant, par une poignée d’oligarques de la tech, d’un discours aux accents anti-système très prononcé. D’où vient ce discours ?
Olivier Alexandre : La tech s’est toujours représentée comme anti-système. Dès les années 1960-1970, il y a cette idée que ce secteur est une force de transformation qui permettra de dépasser la politique institutionnelle, mais aussi Hollywood, de tourner le dos aux grands médias et universités de la côté Est. Cette enclave du nord de la Californie se représente comme un terreau de « doers » 1, en opposition avec la figure de l’intellectuel de la côte Est. Ce sont des ingénieurs et des entrepreneurs, qui créent les outils pour rendre aux individus (et non pas au peuple) leur liberté. Le magazine Wired incarne bien cette croyance dans une société de marché pure et parfaite rythmée par les innovations du secteur des technologies.
Ce programme continue d’être porté, alors même que s’est opérée depuis une capitalisation de la tech à un niveau jamais connu dans l’histoire. Ce qui se traduit par une concentration de ressources sans précédent, en contradiction totale avec l’idéal de départ d’une société ouverte, horizontale. Mais les grands oligarques continuent de diffuser ce discours anti-système.
Dans un texte récent assez spectaculaire, Peter Thiel s’en prend aux grandes « puissances du secret » aux États-Unis que seraient le gouvernement, le Pentagone mais aussi les universités. Selon lui, ces « institutions de l’Ancien Régime » contrôleraient l’accès à la vérité et le second mandat de Trump serait susceptible de créer une « Apocalypse » susceptible de la rétablir.
Mon sentiment est que cette représentation est très datée et qui est restée figée dans les années 1960. Ces individus continuent de se raconter l’histoire de leur enfance, celle d’un monde dont ils ont hérité à 5 ans et qu’ils ont pourtant activement contribué à transformer depuis. Car, qui maitrise le sens aujourd’hui ? Ce sont eux. Ils contrôlent les entreprises, la capacité à cadrer la diffusion de l’information et ont un accès direct aux plateformes qu’ils contrôlent. Ce sont eux le système.
Nastasia Hadjadji : Comment cet ethos anti-système peut-il cohabiter avec la pratique effective du pouvoir ?
Olivier Alexandre : Plusieurs questions se posent. Concernant Elon Musk, va-t-il réellement s’emparer des leviers institutionnels et assurer une prise de pouvoir dans la continuité des institutions ? On peut en douter lorsque l’on observe la création du DOGE (Department Of Government Efficiency), son emblème (un chien) ; le fait que Musk ne devient pas fonctionnaire d’état mais un agent autonome, ce qui lui permet de conserver la tête de ses entreprises et d’intervenir dans la vie politique des autres pays sans que l’on puisse – juridiquement – parler d’ingérence. Ces personnalités ne se vivent pas comme des politiciens au sens traditionnel. Ce sont des entrepreneurs-influenceurs qui ne visent pas tant la conquête du pouvoir que l’objectif l’influence.
- “celles et ceux qui font, des artisans” ↩︎