La grande migration vers Bluesky ou Mastodon aura-t-elle lieu le 20 Janvier ? Pour y voir clair, on peut diviser les types de problèmes liés aux réseaux sociaux modernes en deux. D’un côté les problèmes liés à une trop grande centralisation du pouvoir et de l’autre ceux liés à l’ultra-personnalisation des contenus.
Avec le rachat de Twitter par Musk, la mise à disposition de la plateforme à Trump et la victoire de ce dernier à la présidentielle de novembre, beaucoup sont désormais profondément sensibilisés aux dangers du premier type. Nous sommes passés de la théorie à la pratique : laisser autant de pouvoir à une organisation non-démocratique est effectivement dangereux.
Ce qui est arrivé à X peut d’ailleurs très bien arriver à Meta ou à Google et en fait c’est en partie déjà le cas (edit : la vidéo du 7 Janvier de Zuckerberg n’a été qu’une violente confirmation). De fait, même si ces entités surpuissantes ne sont pas encore au service d’une idéologie d’extrême droite comme l’est le X de Musk, elles sont déjà hors de tout contrôle démocratique sérieux. Simplement, contrairement à X, ces organisations sont pour l’instant restées politiquement discrètes. Mais il suffirait que quelques-uns des humains qui les contrôlent se mettent à dérailler comme Musk pour qu’elles se transforment, elles-aussi, en citrouille numérique putride (edit : done):
La prise de conscience que sous couvert de liberté d’expression, un tsunami idéologique muskien envahissait les moindres recoins de X est en train d’avoir pour conséquence principale ce que Lê de la chaîne Science4All appelle l’ “X-ode” vers bluesky.
Pourquoi Bluesky ? 1 L’X-ode sera-t-il d’une ampleur suffisante ? Sur quels protocoles ce réseau est-il construit ? 2 Peut-on réellement parler de réseau “décentralisé” comme l’est Mastodon ? Quelles sont les nouvelles fonctionnalités (notamment de modération) du réseau ? C’est le centre des interrogations actuellement et je vous laisse en bibliographie quelques ressources si ces questions importantes vous intéressent. Mais j’aimerai ici tenter de prendre davantage de recul en décentrant la réflexion à l’aide de deux autres questions :
- Bluesky est-il à vraiment l’abri du tsunami de haine qui se répand sur tous les réseaux, qui pollue notre réalité numérique et effrite nos capacités démocratiques ?
- Comment faire pour élever l’ “altitude” d’un réseau social (comme blueSky) afin d’augmenter ses probabilités de surnager et de rester au sec ?
Le grand avantage de Bluesky est qu’il adresse les problèmes du premier type (centralisation du pouvoir) en permettant aux utilisateurs de reprendre le contrôle de ce à quoi ils s’exposent sur la plateforme. C’est même la mission que la plateforme s’est donnée
Ne boudons pas notre plaisir, c’est formidable de voir autant de gens se ruer vers une plateforme qui s’inscrit enfin dans cette démarche. En effet, les utilisateurs se sont plutôt rués ces dernières années vers des plateformes qui incarnaient l’exact inverse : déléguer toujours plus de pouvoir au saint algorithme. Initiée par le succès foudroyant de Tiktok, toutes les plateformes se sont mises à proposer des fils par défaut où il était de moins en moins tenu compte des préférences déclarées de l’utilisateur (préférence déclarée qui pourrait parfaitement être illustrée par le fait de cliquer consciemment sur ce lien afin de me suivre sur Bluesky).
Au lieu de ça, les fils par défaut de toutes les grandes plateformes se sont mis à tenir de plus en plus compte des contenus qui vous avaient fait “craquer”. Qu’importe que vous ne vous soyez jamais consciemment abonné à cette chaîne proposant des recettes mélangeant caramel salé, kinder bueno et malteser tant que c’est ce qui vous scotche lors de vos insomnies. On peut se rappeler avec dédain nos murs facebook d’antan, envahis de plages, de mariages et d’enfantillages mais au moins c’était les nôtres (lire : ceux de “nos” amis). On les avait choisis !
Et c’est précisément le plus grand espoir dont est porteur l’X-ode vers Bluesky : les utilisateurs veulent reprendre le pouvoir sur ce qui compose leur diète informationnelle et ne plus laisser les pleins pouvoir au saint algorithme qui exploitent leurs failles émotionnelles “à l’insu de leur plein gré”. Et cette inversion de tendance est une vraie bonne nouvelle ! Dans le contexte actuel ça devrait nous suffire à sortir le champagne !
Seulement, est-ce que cela résout les problèmes du deuxième type lié à la capacité technique et l’envie individuelle d’ultra-personnalisation ? Et bien non car les deux types de problèmes sont relativement indépendants. Reprendre du pouvoir sur le comportement de l’algorithme de recommandation ne garantit pas qu’il émergera de ce mouvement une réalité plus partagée.
Que l’ultra-personnalisation de nos flux d’information soit gérée par les big techs ou bien par nous-mêmes, elle n’en reste pas moins une ultra personnalisation avec ses avantages individuels évidents mais aussi avec ses désavantages collectifs. Alors bien sûr je peux justifier l’ultra personnalisation au nom du fait qu’elle pourrait, si je le décide, me rendre bien plus tolérant.
En effet, on peut imaginer un algorithme de recommandation qui connaissant les thèmes qui me passionnent me proposerait des contenus associés tout en reflétant une certaine diversité idéologique. Mais quid alors de mon voisin, fan d’armes à feu qui décidera quant à lui que son algorithme ultra personnalisé devra lui proposer exclusivement du contenu dont il se sent proche idéologiquement ?
Si les objectifs de l’ultra personnalisation sont eux aussi personnalisables, le problème reste identique. Dans un monde où nous vivons une part de plus en plus grande de nos existences dans les espaces numériques, l’ultra personnalisation de ces derniers signifie que nous vivons tous et toutes dans des réalités différentes. Cette disparition progressive de notre capacité à évoluer dans une réalité partagée doit nous alerter car sans elle, pas de débat démocratique, et sans débat démocratique, point de démocratie…
Nous devons réaliser et accepter qu’il y aura toujours une tension constante entre droit individuel à choisir le contenu et besoin d’une base commune pour pouvoir faire collectif. Comme pour les lois, certains principes régissant nos univers informationnels doivent s’appliquer à tous. Et comme pour les lois aussi, pour qu’ils puissent être acceptés et alignés à nos valeurs, ces principes doivent être soumis à une forme de contrôle démocratique.
Mais que pouvons-nous faire concrètement face à ce morcellement du réel ?
- Ne pas jeter le bébé des Community Notes avec l’eau du bain de X
Dans un monde où la tendance est à l’ultra personnalisation, si on ne veut pas qu’elle devienne totale, il nous faut donc faire le choix de davantage de “commun”. Peut-être y aura-t-il dans les semaines qui viennent une initiative visant à développer des types de community notes sur bluesky ? Évidemment sur Bluesky chacun devant avoir le plus de pouvoir possible, Bluesky pourrait donner le choix à chacun d’afficher (ou pas) ces community notes. Mais si nous sommes tous conscients de l’enjeu à créer une réalité partagée, nous devons pousser Bluesky à ne pas proposer cette personnalisation. Malgré tous les défaut en pratique des community notes sur X, leur esprit est l’un des seuls bouts de bois flottant à récupérer derrière le tsunami qui a déclenché l’X-ode, ne l’abandonnons pas.
- Ce qui fera commun, c’est ce qui sera massivement diffusé
Il faut voir plus loin, il est peu probable qu’avoir des fragments de réalité partagée sous la forme de “Community Notes” sous certains skeets (nom des tweets sur Skyblue) problématiques soit suffisant. Nous devons parvenir à évoluer dans des univers informationnels et donc des réalités bien plus partagées que ça. Si pour ce faire, on ne veut pas déléguer de pouvoir à l’équivalent d’un Musk ou d’un PCC, nous devons trouver une manière de les façonner démocratiquement. C’est précisément cette philosophie qu’il y a derrière une plateforme comme pol.is ou tournesol.app.
Si nous pouvions choisir plus collaborativement les grandes caractéristiques communes de nos univers informationnels, nous pourrions peut-être renforcer nos démocraties et notre capacité collective à traiter les enjeux du XXIème siècle.
Si bluesky se tournesolise, c’est-à-dire s’il parvient à développer des stratégies démocratiques pour décider des skeets à recommander massivement, il parviendra à poser les fondations d’une réalité numérique partagée. Ce faisant, non seulement il mettrait ses utilisateurs à l’abri de la mer de haine ambiante mais peut-être également, en renforçant nos capacités démocratiques, l’ensemble des citoyens…
En attendant, gardez espoir !
- “Quitter Twitter ? Mais pour aller où ?” : https://youtu.be/-zvUSut9Whg?si=BVqo8w_TwfFX_dfC ↩︎
- Bluesky and the AT Protocol: Usable Decentralized Social Media : https://arxiv.org/pdf/2402.03239 ↩︎